« … Toute cette musique était condamnée à rester au fond d’un tiroir. Il était complètement illusoire, dans la Hongrie communiste, d’espérer la voir jouer en concert. En fait, il est tout à fait impossible pour quelqu’un ayant toujours vécu à l’ouest d’imaginer ce qu’était réellement la situation, au quotidien, dans les pays du bloc soviétique : art et culture étaient réglementés de la manière la plus stricte, contraints de se plier à des concepts abstraits tout à fait comparables aux dogmes du national-socialisme. L’art devait à tout prix être « sain », « édifiant », et issu du peuple, c’est-à-dire conforme aux directives du parti ».
György Ligeti
Parmi les compositeurs que nous commémorerons en 2016, se trouve une des figures majeures de la musique du 20ème siècle. Auteur de la déclaration ci-dessus, le compositeur hongrois György Ligeti (1923-2006) nous montre que le travail des artistes ne fut pas simple pendant la période dure du communisme dans les pays de l’est. On se souvient forcément des témoignages émouvants de Dmitri Chostakovitch (1906-1975), dont nous nous souviendrons également du 110ème anniversaire cette année,et du pessimisme de sa musique réprimé sévèrement par le régime.
Insurrection de Budapest en 1956
L’une de ses œuvres phares pour le piano, Musica ricercata (1951-53) témoigne de son travail alors qu’il est encore en Hongrie. Musique profondément humaine, elle témoigne de la quête humaine pour un équilibre existentiel au sein d’une époque profondément troublée.
Et comme de nombreux compositeurs hongrois, Ligeti a souffert de la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle, juif dans un pays rallié à l’Allemagne nazie, il perdit une bonne part de sa famille. Béla Bartók, ne supportant pas l’orientation de son pays et défendant de toutes ses forces l’égalité des races devra s’exiler aux Etats-Unis où, atteint par la leucémie, il vivra pauvre jusqu’à la fin de sa vie malgré les aides d’amis musiciens.
Béla Bartók en 1927
Musica ricercata, onze pièces pour piano, est un cycle original écrit peu après ses débuts d’enseignant à l’Académie de musique Franz Liszt (dont on commémorera en 2016 les 130 du décès) de Budapest. L’œuvre sera créée bien longtemps plus tard, en 1969 en Suède !
Le titre, un peu énigmatique fait référence à l’ancienne forme contrapunctique, le Ricercar, sorte de fugue utilisée par les premiers baroques et transcendée par J-S. Bach dans l’Offrande musicale. Seule la onzième pièce du recueil, Hommage à Girolamo Frescobaldi retrouve cette écriture dans une vision très moderne et géniale. Car le mot « ricercar » qui signifie « rechercher » peut également être pris ici d’une manière plus générale : musique recherchée, témoignant de la recherche du compositeur d’élaborer un style musical propre, passant de l’influence bartokienne à la totale indépendance.
Et pour réaliser un tel programme, le jeune compositeur d’une trentaine d’années décide de reconstruire le matériau musical, son propre matériau, en repartant de zéro, du vide, du néant. Le silence d’abord, puis un processus particulier qui crée la première pièce sur une seule note déclinée sous toutes ses formes (hauteurs, timbres, rythmes, durées, intensité), une seconde note arrivant à l’extrême fin de la pièce. Le deuxième mouvement se construit sur trois notes, le troisième sur quatre et ainsi de suite jusqu’au onzième, le fameux Ricercar qui utilise le total chromatique composé des douze sons de l’échelle.
Un seul exemple aujourd’hui, celui de la pièce n°9 sous-titrée « Béla Bartók in memoriam », très brève puisqu’elle dure à peine deux minutes trente. Elle témoigne d’une construction traditionnelle malgré l’aspect extérieur et réutilise des rythmes fréquents chez Bartók lui-même.
Dans le grave du piano, des premières notes vienne briser le silence pianissimo. Le tempo est noté Adagio. Mesto. Lent et triste. Ces sons graves sonnent come un glas. Le compositeur a d’ailleurs noté qu’ils devaient évoquer la cloche grave et profonde. Sur cet ostinato immobile, viennent se greffer quelques motifs rythmiques et mélodiques curieux qui évoquent le Concerto pour orchestre ou la verbunkos (danse hongroise du XVIIIème siècle) de la suite de danses Contrasts de Béla Bartók… une manière d’associer son maître et le glas. N’oublions pas que le grand compositeur était mort en 1945. Cette ambiance triste et quelque peu lugubre est donc mortuaire et douloureuse, c’est la partie A.
Sans prévenir, un Allegro maestoso violent répète fortissimo le rythme bartokien, véritable cri de révolte. Il tranche avec ce qui précède par sa dynamique, sa rapidité et son caractère aigu et criard. C’est la partie B.
Soudain, Piu mosso, agitato, retrouve le pianissimo mais propose un terrible crescendo qui se précipite comme un sentiment de panique qui aboutit sur un point d’orgue de silence exactement au nombre d’or de la partition, une notion chère à Bartók, point culminant de l’œuvre et témoin de la construction en arche. C’est la partie C.
C’est alors le retour « tutta la forza » de la partie B qui ne dissipe pas la panique. Il faut attendre le retour du « Mesto », A’ pour que progressivement, ce temps particulièrement douloureux se dissipe par des trilles qui, dans un continuum sonore qui abolit le temps, supportent le souvenir apaisé des rythmes de Bartók. Le deuil est fait et il ne reste au motif rythmique qu’à disparaître par augmentation rythmique au point de se confondre avec le silence, aboutissement de toute musique et abolition du temps mortifère.
Sous l’apparence d’une miniature, ce sont toutes les préoccupations de Ligeti qui sont déjà présentes. L’angoisse de la mort, la réflexion sur le temps, sur le silence et le vide, l’équilibre des formes, sans jamais renoncer à l’émotion. Un chef-d’œuvre qui s’inscrit dans ce remarquable cycle qui mériterait à lui seul onze billets… et pour prolonger un peu cette réflexion, voici tout de même le sublime Ricercar hommage à Frescobaldi qui referme le cycle…musique retrouvée!
Difficile pour l’artiste, je l’ai dit plus haut, de poursuivre son idéal esthétique et de mener à bien une réflexion créatrice sur les possibilités du total chromatique et des micro-polyphonies dans ces conditions politiques ! Ce sont ces contraintes qui amenèrent le couple Ligeti à quitter la Hongrie clandestinement et à pied pour l’Autriche le 10 décembre 1956. Vienne d’abord, Cologne ensuite furent les lieux d’apprentissage de la musique électronique et de l’approfondissement d’un langage unique en son genre. Recevant les conseils de Stockhausen qui travaillait à l’époque sur Gruppen, Ligeti composa alors des œuvres très denses qui firent scandale (Apparitions, 1958). S’éloignant petit à petit du total chromatique pour mener un travail sur le temps musical et l’orchestre classique fait de musiciens en chair et en os, le compositeur s’embarqua dans une aventure philosophique remarquable.
Dans les années soixante, de superbes pièces virent le jour. Immobiles et statiques, elles sont une exploration de l’espace musical et supposent une suspension du temps. Lux Aeterna (1966) pour chœur mixte a capella et Lontano (1967) pour orchestre en sont les plus grandioses témoignages. On pourrait résumer leur quintessence par la célèbre réplique de Gürnemanz à Parsifal au premier acte du célèbre opéra de Wagner : « Ici, mon fils, le temps devient espace ».
Dans l’immobilité apparente des notes tenues, la profondeur des champs se fait sentir et chaque micro événement semble nous montrer un éloignement par rapport aux traditionnelles notions de temps. La dimension horizontale traditionnelle de la musique semble s’effacer au profit d’une vision quasi verticale du temps comme si tout était perceptible en une seule vision éternelle. On doute que dans cette musique, il existe encore un passé et un futur. Cela ne semble se présenter que comme un présent continu rassemblant en son sein l’essence même d’un espace fractal.
Proches des expériences existentielles de la méditation, cette musique nous procure une sensation de plénitude extraordinaire. Les dissonances qui sont créées par les microstructures polyphoniques (mini canons, souvent simples d’apparence), nous transportent véritablement dans un espace proche du vide, mais peuplé tout de même des vibrations essentielles de la vie.
Les deux titres traduisent bien le caractère des pièces. Lux Aeterna est en quête de cette lumière éternelle. Ce qui est éternel échappe au temps puisqu’il n’a pas commencé et ne finira pas. C’est la dislocation pure et simple du temps. Quant à Lontano, il évoque l’espace lointain dégagé des contraintes du temps. Deux œuvres à découvrir et à méditer !
Ligeti posant près des cent métronomes qui ont constitué son Poème symphonique pour 100 métronomes (1962) dont voici un condensé ci-dessous, la pièce intégrale dure une vingtaine de minutes, durée normale du ressort du métronome traditionnel. Les métronomes identiques s’arrêtent logiquement l’un après l’autre conduisant du chaos à l’ordre, puis au silence. Réflexion sur le temps, sur la capacité qu’à notre cerveau de vouloir entendre des séquences rythmiques,… fascinant!
Chef-d’oeuvre beaucoup plus récente, Le Grand Macabre est un opéra composé entre 1974 et 1977. Exubérant et « baroque », il est inspiré de la Ballade du Grand Macabre (1934), pièce de l’auteur belge, flamand d’expression francophone, Michel de Ghelderode (1898-1962). L’œuvre originale déborde de provocations, d’ironie et d’humour. Le message, bien reçu par Ligeti, affirme que la vie ne doit pas être vécue dans la crainte de la mort, ni, d’ailleurs, dans la crainte de quoi que ce soit. L’exterminateur (terme qui fait allusion à S. Becket) est Nekrotzar (baryton), prince de la mort, dont le propos et la mission sont d’anéantir le monde. Lui-même est finalement un clown aux proportions cosmiques. L’œuvre se met alors à envisager diverses propositions scéniques représentant l’opéra traditionnel pour tenter de les réduire à néant (depuis le duo d’amour jusqu’aux scènes de mort). On l’imagine bien, l’aspect iconoclaste de l’opéra ne fait aucun doute. Il est marqué par des structures post modernes et des relents sarcastiques de la musique soviétique et distille une musique tour à tour poignante, tapageuse, magique et désinvolte.
Breughel, Le triomphe de la mort
L’œuvre se déroule à Breughelland, pays imaginaire de Breughel, mais qui évoque tout autant J. Bosch. Là, tout est sujet à moquerie, y compris la vie après la mort. La musique, dans une surenchère d’effets, veut renouer, d’une certaine manière, avec l’opéra buffa italien. Mais qu’on ne s’y trompe pas, sous le côté dérisoire, se cache une profonde réflexion sur le monde, sur une sorte de folie festive qui permet la libération des tensions accumulées au contact des lois humaines et sociales. Lors d’une suspension surnaturelle du temps matérialisée par l’apparition et la disparition de Nekrotzar, le prophète de la fin des temps, les interdits tombent, les hallucinations prennent corps et les valeurs s’inversent. Quelques personnages archétypaux traversent l’œuvre. Chacun d’eux révèle à l’auditeur une part de lui-même.
Jérome Bosch, le Jardin des délices (détail)
Ce bref résumé ne peut en aucun cas rendre justice à l’œuvre qui déploie un sens de l’autodérision et un langage musical qui va du bel canto italien aux recherches les plus poussées en matière de travail sur la voix et l’orchestre. Ligeti lui-même tenait à ce que sa musique reste accessible au plus grand nombre. Il confiait au journal Le Monde en 1997 : « Je déteste les partitions trop élaborées où il faut admirer l’écriture plus que la musique. Pour moi, la musique est un phénomène acoustique, et la partition ne sert qu’à communiquer avec les interprètes. Mon propre travail a évidemment évolué au cours des dix dernières années parce que j’ai notamment approfondi des connaissances dans les domaines scientifiques ou ethnomusicologiques qui constituent de longue date mes sources d’inspiration. Cela dit, je suis un dilettante intéressé par toutes les sciences, naturelles, sociales et humaines. Comme une éponge, j’absorbe tout. Mais on ne peut pas considérer que je prends un modèle qu’il soit biologique ou autre » (cité par Nicolas Blanmont dans La Libre à l’occasion de la mort du compositeur en 2006).
L’œuvre est en tous cas unique en son genre et nous fait réfléchir sur le sens de nos craintes et de nos fantasmes face à la mort. La mort y est donc présentée entourée de ses attributs tant érotiques (voir pornographique comme le soulignait lors des représentations bruxelloises, Peter de Caluwé, directeur de la Monnaie) que totalitaire (allusion aux régimes et dictatures du monde).
Tout ceci n’est, évidemment qu’un minuscule aperçu de l’oeuvre et de l’impact que György Ligeti a eu sur toute la musique occidentale de la seconde moitié du 20ème siècle et qui rayonne encore aujourd’hui comme une influence majeure chez les compositeurs actuels. Il est, à l’instar des génies des siècles passés un des artistes les plus géniaux et novateurs de sa génération. Sans jamais abandonner l’idée que la musique exprime et représente de nombreuses pistes de réflexion sur la nature humaine, il atteint à la complexité et à la profondeur de l’Homme de son temps et nous offre l’un des témoignages les plus bouleversants du siècle. Pour beaucoup de mélomanes, la musique de Ligeti est encore largement méconnue. Elle mérite d’être apprivoisée, assimilée et répétée de nombreuses fois pour, immanquablement atteindre le cœur des auditeurs curieux! Profitons donc de cette année 2016 pour l’intégrer pleinement à notre « répertoire » de base.