Merci Maître Boulez…!

Décidément, ce début d’année ressemble à une véritable hécatombe dans le milieu des artistes, toutes disciplines confondue. Ce midi, on apprenait le décès de Pierre Boulez (1925-2016), un des musiciens les plus marquants de toute la musique de la seconde moitié du 20ème siècle et des 15 dernières années. Dans toutes ses activités musicales, la composition, la direction d’orchestre, les écrits, la politique musicale, les gigantesques projets institutionnels, les nombreuses polémiques et l’enseignement, il a toujours été un homme entier. Il a été redouté, détesté même par beaucoup. Peu de mélomanes parviennent, aujourd’hui encore, à entrer dans sa musique, mais il est clair que sa pensée musicale était supérieure et profondément sincère.

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Pierre Boulez lors des Donaueschinger Musiktage 2008 avec l’Orchestre symphonique de la SWR de Baden-Baden et Fribourg-en-Brisgau (Wikipédia)

 

Pour ma part, j’ai beaucoup lu, à une certaine époque, les écrits de Pierre Boulez… et encore récemment, ses entretiens avec J-P Changeux, le neurologue et P. Manoury, le compositeur rassemblés sous le titre évocateur Les neurones enchantés. Les propos de Boulez, parfois, ardus, je ne suis pas sûr de les avoir toujours compris ! L’homme était savant et, comme c’est le cas pour beaucoup de penseurs, il faut y revenir souvent. Par contre, il est l’un de ceux qui m’a fait découvrir la musique du 20ème siècle… et de quelle manière. Il a beaucoup nourri également ma perception de l’art et de l’œuvre de Gustav Mahler. Pour moi, mais je sais que beaucoup contesteront cet avis, il en a été l’un des plus grands interprètes. Ses enregistrements, avec le Philharmonique de Vienne, avec l’Orchestre de Cleveland et de Chicago sont exemplaires d’une manière juste d’interpréter Mahler, sans renier le romantisme et le propos sublimé des ses œuvres, mais en restant toujours justement mesuré et clair dans ses interprétations.

 

Paul Klee Fugue 2

Cette « Fugue » (1921) du peintre Paul Klee peut compléter le propos. Le genre musical de la fugue tant exploité par Jean-Sébastien Bach que Klee adorait comme le plus grand des musiciens ne correspond pas à la figure picturale du peintre. Pierre Boulez admirait profondément Paul Klee et y a souvent fait allusion dans ses propos et ses écrits. En musique, une fugue consiste en un contrepoint serré et imitatif d’une cellule de départ nommée sujet. Ici, il s’agit plus de montrer un mouvement et un temps que de représenter la fugue musicale. Formée de quelques formes géométriques allant du rectangle à la cruche, l’œuvre toute entière semble en mouvement. Les influences futuristes sont ici indéniables. Pourtant, ce qui est plus fort réside dans le jeu des décompositions du mouvement et de la couleur. Chaque objet semble surgir d’un passé semblable. La couleur première est chaque fois la même, et les formes évoluent vers le présent que nous captons dans la forme aboutie. L’effet cinétique et temporel est total. Le temps est bien synthétisé dans cette peinture remarquable qui pourrait se nommer plus facilement « tempus fugit » que « fugue », même si on en comprend la signification. …Remarquable et…essentiel !

 

Pour lui rendre hommage ici, voici l’ultime pièce de Mahler, le sublime et très moderne Adagio de la 10ème symphonie restée inachevée en 1911 par la mort du compositeur et l’extrait d’un texte clairvoyant écrit par Boulez à propos du compositeur. Puisse cette musique accompagner Pierre Boulez au paradis des musiciens… même si lui-même aurait bien ri de cette formule bien trop romantique à son goût ! Merci Maître !

 

« La musique, chez Mahler, ne dénie point l’argument biographique. Si elle dépasse l’anecdote et la magnifie au profit de l’imaginaire, elle n’en demeure pas moins étroitement liée au vécu original, au point que longtemps on s’en est offusqué. Ses expériences quotidiennes d’homme ou de musicien, Mahler n’a pas craint de les laisser apparaître : d’où cette accusation longtemps formulée de musique de Kapellmeiser, en d’autres termes, musique qui trahit sa provenance, s’intéresse peu à l’autonomie de l’œuvre. Trouver les sources musicales est relativement aisé chez Mahler ; de ce qui aurait pu être faiblesse, voilà qu’il fait une de ses plus grandes forces : la narration, qu’il introduit comme telle dans une forme jusqu’à présent autonome, la symphonie. Certes, la symphonie fut, avant lui, porteuse de confidences, a déclaré des intentions descriptives, s’est appropriée le programme ; le déploiement de ces corps étrangers n’en respectait pas moins, tant bien que mal, l’ordre et la règle établis au temps où les confidences n’auraient su prendre le pas sur le cadre hiérarchique. Tout le romantisme est témoin de cette lutte entre la contrainte formelle antérieure et l’affect momentané, lutte inégale se terminant au détriment de l’une et de l’autre partie. D’où vient la force de Mahler dans la confidence et l’autobiographie, sinon de cette évidence que, pour être valide, la narration doit créer sa propre forme : narration qui invite constamment à élargir, à écarteler le cadre où elle prend place, narration qui élimine donc la symétrie, ce qui fut l’un des éléments primordiaux de la symphonie, qui écarte la notion de retour littéral – l’impression de se remémorer, oui, peut-être, mais point la répétition. Cette narration, essentiellement personnelle, qui rattache à un fil parfois ténu descriptions, souvenirs, impressions, confessions, empreintes même, elle peut sans cesse succomber à des périls manifestes. Que la tension baisse, que la logique interne (quand bien même subsisterait une certaine logique formelle) s’évanouisse, c’est courir à la catastrophe de la dispersion. […]»

Pierre Boulez, Regards sur autrui, À propos de Gustav Mahler, La Biographie, pourquoi ?, Paris, Christian Bourgeois, 2005, pp. 342-343.