La Musique dans notre vie

 

Il s’en est allé… que dire ? À 86 ans, Nikolaus Harnoncourt a rendu sa baguette définitivement après une longue carrière. Il fut l’un des plus importants interprètes, chefs d’orchestre et musicologues du 20ème siècle. Infatigable, il a su, par sa passion de la musique, de l’art et de l’Homme, renouveler l’interprétation de la musique, ancienne, d’abord, puis classique et romantique, s’imposant parmi les chefs les plus prisés d’orchestres aussi prestigieux que l’Orchestre philharmonique de Vienne à qui il avait fait ses adieux en décembre dernier par une lettre remise aux musiciens et au public viennois. Il justifiait son départ par une santé défaillante qui ne lui permettait plus d’assurer pleinement la qualité de son travail. C’est donc un très grand monsieur qui, à la suite de Pierre Boulez et très différent pourtant, tire sa révérence. Tout musicien et mélomane actuel sait ce qu’il doit au maître.

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Image http://styriarte.com/artists/nikolaus-harnoncourt/

 

Pour ma part, si je n’ai pas toujours été séduit par ses interprétations, j’ai très tôt été marqué par sa pensée et son approche de la musique. En 1984, j’avais 20 ans, j’étudiais la musicologie et la musique, j’avais acheté, dès sa parution, son formidable ouvrage où il discourait du discours musical (référence ci-dessous). Je crois que c’est cet ouvrage qui a généré la longue réflexion, toujours en cours, sur la musique, sur son rôle dans notre vie et sur l’humanité qu’elle véhicule. Je pense même que je n’aurais pas évolué, musicalement, de la même manière, sans la lecture et la méditation sur cet ouvrage qui m’accompagne depuis et vers lequel je reviens encore parfois.

Plus que les idées à proprement parler, ce sont les méthodes, les mécanismes de réflexion et la remise en cause de notre « consommation » musicale qui m’ont le plus impressionné. J’en ai retiré une curiosité érigée en mode de vie, un besoin de tracer des ponts entre les disciplines, d’étudier à fond le cœur des œuvres par la partition et de les revoir toujours et toujours. Je n’aurais sans doute jamais été le même sans Maître Harnoncourt que je n’ai jamais rencontré, mais qui m’a tant apporté. Alors plus que de retracer sa vie, voici quelques paragraphes qui figurent à l’entrée de l’ouvrage que j’ai évoqué plus haut et qui annoncent la couleur… et la démarche dont beaucoup aujourd’hui devraient se souvenir. Si sa vision et son estime de l’art ancien et classique semble, à l’époque, prévaloir sur le 19ème siècle à l’époque de la rédaction de l’ouvrage, sa carrière montre pourtant une évolution vers les œuvres du grand romantisme, interprétant et enregistrant les Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms et Bruckner avec passion. Loin d’une contradiction avec ses écrits et ses credo de jeunesse, c’est la preuve qu’un Homme évolue et comprend que ses idées initiales ne sont jamais vouées à se figer.

« Du Moyen Âge à la Révolution française, la musique a toujours été un des piliers de notre culture et de notre vie. La comprendre faisait partie de la culture générale. Aujourd’hui, la musique est devenue un simple ornement, qui permet de remplir des soirées vides en allant au concert ou à l’opéra, d’organiser des festivités publiques ou, chez soi, au moyen de la radio, de chasser ou de meubler le silence créé par la solitude. D’où ce paradoxe : nous entendons aujourd’hui beaucoup plus de musique qu’autrefois – presque sans interruption -, mais elle n’a pratiquement plus aucun sens pour notre vie : elle n’est plus qu’un joli petit décor.

Ce ne sont pas du tout les valeurs que respectaient les hommes des siècles précédents qui nous paraissent aujourd’hui importantes. Eux consacraient toutes leurs forces, leurs peines et leur amour à bâtir des temples et des cathédrales, au lieu de les vouer à la machine et au confort. L’homme de notre temps accorde plus de valeur à une automobile ou à un avion qu’à un violon, plus d’importance au schéma d’un appareil électronique qu’à une symphonie. Nous payons bien trop cher ce qui nous paraît commode et indispensable ; sans réfléchir, nous rejetons l’intensité de la vie pour la séduction factice du confort – et ce que nous avons un jour perdu, nous ne le retrouverons jamais.

[…]

 

Depuis que la musique n’est plus au centre de notre vie, il en va tout autrement ; en tant qu’ornement, la musique doit en premier lieu être « belle ». Elle ne doit en aucun cas déranger, nous effrayer. La musique d’aujourd’hui ne peut satisfaire à cette exigence, parce que – comme tout art – elle est le reflet de la vie spirituelle de son temps, donc du présent. Une confrontation honnête et impitoyable avec notre condition spirituelle ne peut cependant pas qu’être belle ; elle intervient dans notre vie, donc elle dérange. D’où ce paradoxe qui a voulu qu’on se détourne de l’art d’aujourd’hui parce qu’il dérange, peut-être même parce qu’il doit déranger. On ne voulait pas d’affrontement, on ne cherchait que la beauté qui puisse distraire de la grisaille quotidienne. Ainsi l’art – et la musique en particulier – devint un simple ornement ; et on se tourna ver l’art historique, la musique ancienne : car c’est là qu’on trouve la beauté et l’harmonie tant désirées. 

[…] Or une telle musique uniquement belle n’a jamais existé. Si la beauté est une composante de tout musique, nous ne pouvons en faire un critère déterminant qu’à condition de négliger et d’ignorer toutes les autres composantes. […] Depuis qu’elle n’est plus qu’une agréable garniture de notre vie quotidienne, nous ne sommes plus à même de comprendre la musique ancienne.

[…]

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Image: http://styriarte.com/artists/nikolaus-harnoncourt/

Je crois donc, avec un espoir toujours croissant, que bientôt nous apercevrons tous que nous ne pouvons renoncer à la musique – et cette réduction absurde dont je parle est bien un renoncement – que nous pouvons faire confiance à la force de la musique d’un Monteverdi, d’un Bach ou d’un Mozart et à ce qu’elle dit. Plus nous nous efforcerons de comprendre et de saisir cette musique, plus nous verrons comme elle va bien au-delà de la beauté, comme elle nous trouble et nous inquiète par la diversité de son langage. Il nous faudra, en fin de compte, pour peu que l’on comprenne ainsi la musique de Monteverdi, de Bach ou de Mozart, revenir à la musique de notre temps, celle qui parle notre langue, qui constitue notre culture et la prolonge.

[…]

Je suis intimement persuadé qu’il est d’une importance décisive, pour la survie de la spiritualité européenne, de vivre avec notre culture. […] Nous avons tous besoin de la musique ; sans elle nous ne pouvons vivre. »

N. Harnoncourt, Le Discours musical, Paris, Gallimard, 1984, pp. 9-12.

Tout ceci, plus de 30 ans plus tard, est encore d’une brûlante actualité.