Jean-Sébastien, Étienne et moi…

 

Je l’ai dit et redit, j’aime profondément la musique de Jean-Sébastien Bach. Elle m’est un perpétuel ressourcement et contient en elle-même la somme des émotions et des pensées humaines. Il ne passe jamais un jour sans que, d’une manière ou d’une autre, je rencontre l’œuvre de ce grand génie de l’humanité. Impressionnant, surhumain parfois dans sa stupéfiante science, il dévoile pourtant toujours un message qui s’adresse à l’Homme. Profondément croyant, il dépasse, et de loin, tout cloisonnement spirituel et sa musique rayonne… comme universelle. C’est vrai de sa musique sacrée, ça l’est aussi de sa musique instrumentale.

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Merci à Armand Maffit pour toutes ces photos.

Lors du dernier concert de l’U3A, la semaine dernière, nous avions l’honneur de recevoir le pianiste et professeur au Conservatoire de Liège, Étienne Rappe. Il avait accepté de jouer le jeu du concert commenté dans une séance consacrée entièrement au Clavier bien tempéré. Pour la circonstance, nous avions convenu de sélectionner quatre préludes et fugues parmi les deux livres… un véritable déchirement puisqu’il y en a 48 ! Mais la séance ne devait pas durer plus d’une heure et demie et puis, comme on dit : « choisir, c’est renoncer » !

Pour tenter d’offrir un fil conducteur, nous avions déterminé quatre diptyques très différents les uns des autres, justement pour montrer la diversité des formes et des rhétoriques musicales mises en œuvre par le compositeur.

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Le premier ensemble était le tout début du premier livre, le Prélude et Fugue en ut majeur. Je voulais y montrer comment, dans ce célèbre prélude, mis à toutes les sauces, Bach, avec une économie de moyens tout à fait exceptionnelle, parvenait à créer un ambiance de recueillement. Portique d’entrée dans le monde de ce Clavier bien tempéré, le prélude est simple et déploie, dans un parcours harmonique presque initiatique, ses arpèges immuables dont émerge, par l’intérieur, un chant de l’âme absolument unique. La fugue, si claire et pourtant si difficile, avec ses 24 énoncés du sujet et de ses réponses, annonce, elle aussi, les 24 préludes et fugues qui constituent le livre entier. Deux ambiances, recueillie pour le prélude et très dynamique pour la fugue, illustrent à la fois l’esprit du livre et les traditionnelles fonctions du prélude qui… prélude, presque à la manière des anciens luthistes, et de la fugue… qui, dans son réseau polyphonique complexe d’entrées, annonce clairement sa rhétorique de puissance et de stabilité. Étienne, au passage, signale qu’entre l’énoncé en do majeur du sujet et sa réponse à la dominante, se trouve déjà, par le jeu des mutations, une inflexion expressive non négligeable.

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On se souviendra aussi que la fugue est issue des anciens ricercare dont le mot italien signifie « rechercher » et est, dans l’étymologie, affublé de nombreux sens tant physiques que psychologiques impliquant la recherche de quelque chose de disparu… ou qui a pu fuir de notre vue ou de notre esprit. L’intérêt de Bach pour la fugue n’est sans doute pas seulement formel, même si celle-ci représente la culmination des techniques polyphoniques et du contrepoint. La dimension philosophique y est intégrée et on serait bien en peine de trouver chez lui une fugue dont l’intérêt ne serait que théorique.

Le second ensemble décortiqué était le Prélude et Fugue en Ut dièse majeur, toujours du premier livre. Autre propos puisque le prélude se présente comme une invention à deux voix où les deux mains se renvoient les motifs, virtuoses. Plus loin, le langage devient même très proche de l’écriture instrumentale italienne. Bach y montre son intérêt pour ses collègues Corelli, Vivaldi ou Marcello en un divertissement très animé avant de refermer sa pièce sous une dernière forme de virtuosité, celle des traits de toccatas. Synthèse de la virtuosité au clavier, le prélude est enlevé et vif. La fugue qui suit garde la verve du prélude, mais joue, avec ses trois voix, sur toutes les déclinaisons d’un sujet qui disparaît et resurgit à tout moment. Plaisir du jeu, plaisir du son, amusement dans le style imitatif… une virtuosité des doigts et de l’esprit.

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Plus grave ensuite, nous allions vers le Prélude et Fugue en la mineur du second livre. Autre esprit encore… ! Le prélude se présente à nouveau comme une invention à deux voix dont l’extraordinaire épuration des moyens transcende une matière particulièrement dissonante et chromatique. Pensez donc, deux sections d’égale longueur, où les deux mains se renvoient en un jeu infini ces motifs descendants comme des catabases. On ressent un véritable vertige car dans ces deux formules descendantes continues si différentes mais complémentaires qui passent d’une main à l’autre en restant vraiment indissociables. On a l’impression d’une spirale infinie qui glisse irrémédiablement sur le temps et qu’on ne peut pas stopper. Cela lui confère un aspect tragique.

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Mais il y a, en plus – est-ce dû aux seules deux voix? – quelque chose de raréfié qui exprime l’essentiel du temps musical en tant que paraphrase du temps de l’existence tout en conservant un léger balancement proche de la danse. Et la danse, c’est la vie! On imagine à quel point les tonalités traversées par ce prélude nous conduisent dans des régions nouvelles de l’écriture musicale. Et puis, il arrive à ces traits chromatiques d’être parallèles mais aussi disjoints. Rien ne se reproduit donc jamais de la même manière, même si le sentiment d’unité habite la pièce. Véritable paradoxe en musique, ce prélude fut le premier du Clavier bien tempéré à être publié. Le responsable en est Johann Philipp Kirnberger (1721-1783), un probable élève de Bach, qui le présente en 1773 comme une démonstration des « véritables principes qui régissent la pratique de l’harmonie ». Et pour cause! Rares sont les œuvres musicales qui vont si loin dans le savant mélange entre le contrepoint imitatif (comme dans les Inventions), ou les renversements et rétrogradations se combinent si adroitement avec ces audacieuses errances harmoniques. Ce prélude se présente donc comme une vaste synthèse des enjeux de la musique vers le milieu du XVIIIème siècle.

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Et puis le Prélude semble monter la garde devant la Fugue à trois voix qui va libérer toutes les tensions harmoniques accumulées. Fulgurante, elle déploie un début de sujet haché comportant l’intervalle de septième diminuée si souvent présent chez Bach (y compris dans l’invention en ré mineur, dans le thème de l’Offrande musicale,…) et si douloureux. Cet ensemble de quatre notes se retrouve ailleurs dans l’Histoire de la musique. Par exemple, Haendel l’utilise dans le Messie dans le même la mineur, symbole du tragique de l’Homme (And with His stripes we are healed, Et par ses blessures nous sommes guéris), tout un programme!

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Et puis, comment ne pas y déceler ce qui deviendra, en ré mineur, cette fois, le sujet du Kyrie du Requiem de Mozart? Une question de rhétorique vous dis-je… car au moment de lancer le Kyrie eleison (Seigneur prends pitié), Mozart nous montre son doute profondément humain que vient compenser le contre sujet fluide et léger du Christe eleison. On le trouve aussi dans le final du Quatuor en fa mineur op. 20 de Joseph Haydn, un cycle que Mozart connaissait très bien. Souvenons-nous aussi que le Clavier bien tempéré circulait à partir de la bibliothèque du baron Van Swieten qui laissait une large place à Bach et Haendel.

On le voit, tout ceci nous conduit bien profondément au cœur de l’Homme. Ce motif de quatre notes a un côté fatidique et hurle littéralement, comme un orage qui gronde. Les notes rapides se déploient comme de terribles torsions. La tempête est terrible, révolte de l’Homme contre son destin, contre ces fameuses tribulations de la vie. Le Clavier bien tempéré est en effet rempli des interrogations fondamentales.

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Nous terminions alors cette brève présentation par l’un des ensembles les plus exceptionnels de l’ensemble des deux livres, le Prélude et Fugue en do dièse mineur du premier livre. Son bouleversant prélude pourrait sortir tout droit d’une cantate ou d’une passion. On a même l’impression d’entendre, dans la mélodie supérieure, un hautbois d’amour au son chaud et mélancolique. Dans une lenteur contemplative, le ton est donné. Dimension sacrée inévitable où les énoncés de ce « hautbois » trouvent écho dans les quatre voix de l’écriture très savante, la musique se déroule comme le temps, à l’image du temps humain, immuable !

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Lorsque la formidable fugue à 5 voix débute, elle nous saisi par son aspect hiératique, presque immobile. Résonne dans le grave, un sujet en notes longues et en forme de croix. Il entre progressivement à toutes les voix avec un aspect solennel qui n’a d’égal que les illustrations rhétoriques du Kyrie, du Dieu le Père. Une fois ce formidable ensemble contrapuntique lancé, une deuxième fugue débute à notre grand surprise. Son sujet est plus souple, plus courbe. Il se présente comme le fil du temps, celui que déroule les moires… ou le cours l’eau (n’oublions pas que Bach, en allemand, signifie rivière). Il est lié, indubitablement à l’Homme, le Fils, représenté ainsi bien souvent dans la rhétorique baroque, classique et même romantique. Mais ce n’est pas tout. Après s’être superposé au premier sujet en créant une double fugue, se présente à nos oreilles un troisième sujet. Très simple. un signal rythmique, évident, comme une illumination. Il est l’Esprit et complète l’idée de Trinité. Nos trois sujets culminent en se superposant en une très impressionnante et rare triple fugue. On croit alors le sommet atteint. C’est sans compter sur l’apport humain. Le grand Bach, présenté comme un homme à la foi infaillible nous montre qu’il n’en est rien. Petit à petit, les dissonances envahissent la partition. Les motifs s’entrechoquent et le malaise que génère les affrontements quasi telluriques est de plus en plus présent. Tout semble se disloquer et, avec les notes en passe de s’arrêter, toutes les certitudes de l’Homme s’effondrent. Le doute existentiel a envahi la musique toute entière qui ne sera sauvée d’une désintégration finale que par le sujet de l’Esprit qui parvient, in extremis, à ramener un semblant de calme.

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On le voit, la musique de Bach est riche, variée et parle à qui veut bien écouter. À l’issue d’une telle séance, on ne peut que rester sur sa faim. On aimerait écouter, encore et encore, ces préludes et fugues sous les doigts magiques d’Étienne Rappe qui outre, sa magnifique manière d’interpréter ces œuvres qu’il vit de l’intérieur, s’est prêté avec beaucoup de bienveillance à illustrer musicalement les commentaires de ce concert qui restera, pour moi, un formidable souvenir. Un immense merci à lui !

Un avis sur “Jean-Sébastien, Étienne et moi…

  1. Mon cher Jean-Marc,
    Un petit mot enfin car j’ai envie de prendre le temps. J’admire beaucoup tout ce que tu fais. C’est formidable. Je me réjouis de venir enfin t’écouter et écouter…

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