Scène de genre…

 

Lors de la visite toute récente de l’exposition De Salvador à Dali, à la Gare des Guillemins à Liège, il me revint à l’esprit ces peintures silencieuses et bouleversantes qui rythment l’Histoire de l’Art, celles qui, par leur construction, leur éclairage et leur expression sont si proches du vide ou du silence. J’ai régulièrement évoqué, ces derniers mois lors de mes cours et conférences L’Angélus de Jean-François Millet, une oeuvre profondément émouvante par sa simplicité, son supposé propos et son humanité.

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Mise en scène de L’Angélus de Millet à l’exposition Dali à Liège.

Pendant  longtemps, je n’ai pas su pourquoi j’étais troublé par ce tableau, apparente scène de genre, mais alors que je comparais la version de Salvatore Dali, Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet (1933), j’ai cru comprendre cette émotion si particulière, entre tristesse et fatalisme, confirmés par la lecture d’un ouvrage du peintre surréaliste sur l’œuvre de son collègue romantique français. C’est devant cette étrange scène que je me suis retrouvé au cœur même de l’exposition liégeoise avec beaucoup de surprise.

 

n. Millet_angelus

 

Peint en 1858 par Jean-François Millet, l’Angélus est l’un des tableaux français les plus célèbres du monde. Cette œuvre est conservée à Paris au Musée d’Orsay. Observons d’un peu plus près ce tableau aux dimensions assez réduites : 66 centimètres de longueur sur 55 centimètres de hauteur. Que voyons-nous ? Un paysan et une paysanne interrompus dans leur travail, recueillis dans la prière. La lumière du soir, un coucher de soleil assourdi, baigne le paysage dans un silence profond. Au tout premier plan, de la terre et des pommes de terre. L’homme, la femme, les outils du travail : une fourche, le panier de pommes terre, la brouette. Le champ et au loin, à l’horizon, l’église et quelques arbres. Le tiers supérieur du tableau est constitué par le ciel sur lequel se détachent les têtes des deux paysans. Les deux paysans divisent donc la toile en trois tiers, proches de la divine proportion (nombre d’or) laissant la partie centrale vide ou presque, nous y reviendrons.

 

Angélus de Millet 2

 

Millet racontera plus tard : « L’Angélus est un tableau que j’ai fait en pensant comment, en travaillant autrefois dans les champs, ma grand-mère ne manquait pas, en entendant sonner la cloche, de nous faire arrêter notre besogne pour dire l’angélus pour ces pauvres morts. »

Millet est donc fils de paysans. Il a grandi à Gréville dans le Cotentin. « Paysan je suis né, paysan je resterai » se plaisait-il à répéter, à ses détracteurs entre autres ! Car Millet qui a consacré son art à peindre avec attention les tâches de la vie paysanne n’a pas vraiment connu le succès de son vivant. Beaucoup se moquaient de ses tableaux sentant la sueur et le labeur. On le trouve un peu épais, un peu simple, un peu paysan lui aussi. Mais alors, comment expliquer l’incroyable destin de l’Angélus ? Millet meurt en 1875. Et dès les années 1880, sa peinture devient l’objet d’un véritable culte. Ainsi, Vincent Van Gogh, par exemple, ne fera pas moins d’une cinquantaine de reprises de scènes paysannes de Millet. Voici par exemple « les bêcheurs » de Millet et ceux de Van Gogh.

 

Millet

 

Van Gogh

 

Certes, c’est un beau tableau, monumental malgré sa petite taille mais c’est surtout une peinture réaliste qui ne sombre pas dans le pittoresque, dans l’anecdotique. C’est, en tous cas, un tableau d’une grande maturité dans la composition, les couleurs, la lumière. Et voilà, le peuple encore très rural et très pieux à la fin du XIXe siècle élira l’Angélus comme chef d’œuvre de l’art populaire. Et il est évident qu’il se reconnaît dans le caractère religieux du tableau, dans les habitudes, les vêtements et les sons. Car dans ce silence campagnard, on croit, nous aussi, entendre sonner l’angélus et nous ne pouvons, quelles que soient nos convictions spirituelles, que respecter ce recueillement profondément humain et … douloureux.

 

Dali Millet Angélus

 

Oui, je dis bien douloureux et beaucoup d’observateurs n’ont pas manqué de ressentir ce paradoxe étrange de la prière et du recueillement douloureux. L’humble prière, comme le disait le peintre, était destinée aux « pauvres morts ». D’ailleurs, Enfin, l’artiste surréaliste Salvador Dali, obsédé par ce tableau, lui consacrera un livre entier dans lequel il tente d’expliquer l’engouement pour cette oeuvre par la connotation psychanalytique qui se dissimulerait derrière son apparente simplicité.

Dali obtiendra même du Louvre qu’il fasse radiographier l’Angélus : on découvrira ce qu’on appelle un remord, la radio révélera à la place du panier de pommes de terre un caisson noir, un cercueil d’enfant, dit Dali. Pour lui, les parents se recueilleraient devant la dépouille de leur enfant. Avouons que le panier n’est pas loin, dans sa forme, du berceau, la brouette évoque le char funèbre du pauvre et le crépuscule prend soudain une autre signification. Angélus ou glas ? Car la mort, en ces temps reculés et ces pauvres vies, était le lieu commun des familles. Combien d’enfants morts en bas âge, combien de larmes et de tristesses solitaires car seuls les parents en étaient encore profondément blessés. C’est cette misère là que, dans leur solitude et leur humble regard tourné vers la terre qui a avalé leur petit, que le couple paysan atteint toute son humanité, leur souffrance commune est celle de chaque être humain. En ce sens, ils sont universels, au-delà d’une confession religieuse déterminée, ils sont l’archétype de la peine, du deuil et c’est là toute la force et le génie du peintre.

Très rapidement, l’angélus sera hissé au rang d’icône populaire. Il soulèvera même un immense élan patriotique en 1889 quand le Louvre cherchera à réunir les sommes nécessaires à son achat. En vain, le tableau est acquis par l’American Art Association. Finalement racheté par la France, il est exposé au Louvre et lacéré en 1932 par un déséquilibré qui dira avoir voulu détruire la toile, à ses yeux, la plus célèbre du musée. Il avouera avoir hésité longuement entre la Joconde de Léonard de Vinci, le Pèlerinage à l’île de Cythère d’Antoine Watteau et l’Angélus de Millet.

 

Dali, Réminiscence de l'Angélus de Millet (1933)

Dali, Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet (1933)

On le voit cet Angélus n’a pas fini de faire fantasmer… Il faut dire aussi, que le tableau ouvre un champ illimité aux détournements en tout genre : l’image désormais illustre est devenu l’objet des décorations du plus mauvais goût. Ainsi ces porcelaines, très fines d’ailleurs qui en proposent des variantes d’un très grand … art!

Angélus, Porcelaines