Riche et vaste matière que celle qui touche à l’Histoire de la Musique russe que je présentais à l’Hôtel Les Roses à Libin pour terminer la saison. Au programme, deux grandes séances de plus de trois heures chacune avec en ligne de mire, il faut bien cela pour esquisser une trajectoire qui part des chants de l’Église orthodoxe et des musiques populaires à nos jours. Plusieurs gros plans jalonnaient le parcours ; Rapports entre l’art de l’icône et le chant orthodoxe, le Groupe des Cinq, Tchaïkovski, Rachmaninov et surtout Stravinski auquel était consacré le concert commenté qui refermait le programme avec les formidables Nadia Jradia et Harold Noben. Nous avions concocté un parcours à travers les trois grands ballets qui ont fait la gloire du compositeur, mais aussi des fameux Ballets russes de Serge Diaghilev.
L’ange aux cheveux d’or, appelé aussi icône de Gabriel archange, icône du 13ème siècle (École de Novgorod).
Mais avant le concert, j’avais surtout voulu consacrer plus d’une heure à l’art et la musique sous l’effroyable dictature de Staline, de ses sbires et, d’ailleurs de ses successeurs, en expliquant la situation difficile pour les artistes et les intellectuels, la misère du peuple, les grandes terreurs et les fameuses purges (étrange sensation et émotion de parler de ces arrestations, jugements à l’emporte-pièce, déportations, tortures et mises à mort,… au moment précis où la presse en annonçait les purges en Turquie…).
Affiche pour l’Armée rouge Notre armée et notre pays sont renforcées par la pensée de Staline, 1939
Coup de loupe, donc sur le retour en URSS de Prokofiev et son musellement, sur le destin de Chostakovitch ballotté entre honneurs et accusations de dissidence, sur Jdanov et Khrennikov, respectivement ministre de la Culture et secrétaire général de l’Union des compositeurs soviétiques, la censure,… ! Émotion terrible des participants et de moi-même en écoutant et en expliquant l’adagio de la Cinquième Symphonie ou la Passacaille du Concerto n°1 pour violon… La musique est mémoire et la vivre aujourd’hui, c’est non seulement se souvenir, mais surtout dépasser le fait auquel elle est liée et d’en reconnaître sa portée universelle.
À peine rentré de ce week-end riche de musique et d’émotions, j’ouvre un livre que j’avais acheté il y a quelques semaines, Le fracas du temps de Julian Barnes, et je tombe sur ce texte qui, manifestement est inspiré des témoignages, parfois controversés, de Chostakovitch, confiés à Solomon Volkov.
Prokofiev, Chostakovitch et Khatchatourian à Moscou en 1945
Ce qui pour nous dépasse l’entendement, une effroyable terreur qui obligeait les gens à n’oser plus penser de peur d’être dénoncés et arrêtés a été le quotidien de nombreux êtres humains en Union soviétique… et ailleurs, dans le temps et dans l’espace ! Dans son roman, que je vous recommande chaudement, Julian Barnes explore la vie et l’âme d’un imaginaire grand compositeur qui s’est débattu dans son époque en cherchant à ne pas renoncer à son art. Comment exister en étant soi-même mais en tenant compte des conditions de vie au sein d’une tyrannie ? Comment trouver un équilibre dans cette tension quotidienne entre répression et création ? Comment aurions-nous, nous, réagi dans les mêmes circonstances ? Je n’ai pas de réponse toute faite, évidemment, mais l’œuvre de Chostakovitch parle de ça tout le temps, même dans ses œuvres les plus officielles ou les plus convenues.
Adagio à partir de 23’22 »
Comprendre cette terrible tension, c’est s’autoriser à enfin comprendre l’œuvre de cet homme qui n’était démonstrativement pas un héros, mais a été un des témoins les plus héroïques de son temps en faisant transiter dans son œuvre l’essence de ce monde-là… hélas si souvent présent aujourd’hui encore ! Comprendre et ressentir cela n’est pas une attitude passéiste, c’est au contraire très actuel… et constitue sans doute l’avenir de nombreux peuples ! Voici cet extrait… je vous laisse juge !
« Ils venaient toujours vous chercher au milieu de la nuit. Et donc, plutôt que d’être entraîné hors de chez lui en pyjama, ou forcé d’enfiler ses vêtements devant quelque milicien dédaigneusement impassible, il était d’abord allé au lit tout habillé – étendu sur les couvertures, sa mallette déjà remplie sur le plancher à côté de lui. Il dormait à peine, imaginant les pires choses qu’un homme pût imaginer. Son anxiété empêchait aussi Nita de dormir. Chacun feignait d’être assoupi, et feignait de ne pas percevoir et sentir la terreur de l’autre. Un de ses cauchemars éveillés persistants était que le NKVD leur prendrait Galya et l’emmènerait – si elle avait de la chance – dans un orphelinat spécial pour les enfants des ennemis de l’État. Où on lui donnerait un nouveau nom et où l’on ferait d’elle une citoyenne soviétique modèle – un petit tournesol levant son visage vers le grand soleil appelé Staline. C’était pourquoi il avait proposé de passer ces heures inévitablement sans sommeil sur le palier près de l’ascenseur. Nita tenait absolument à ce qu’ils passent côte à côte ce qui pourrait s’avérer être leur dernière nuit ensemble. »
Julian Barnes, Le fracas du temps, Paris, Mercure de France, 2016, p.27.