L’année même de la création du Sacre du Printemps d’Igor Stravinski, le peintre Vassily Kandinsky offrait au monde une œuvre pionnière de l’abstraction, Composition VII. Tout comme l’œuvre musicale de son collègue, le tableau allait faire date dans l’histoire de l’art et l’année 1913, à la veille de la Première Guerre mondiale, serait désormais gravée à jamais comme une date essentielle de l’art moderne.
“La forme, même abstraite, géométrique, possède son propre intérieur” Wassili Kandinsky
On sait que Kandisky était un grand amateur de musique et que sa démarche de peintre est absolument liée à la composition musicale. Ses recherches le conduisent à des ouvrages théoriques dans lesquels il explique sa vision de l’art. Son premier grand ouvrage théorique sur l’art, intitulé Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, paraît fin 1911. Il y expose sa vision personnelle de l’art dont la véritable mission est d’ordre spirituel, ainsi que sa théorie de l’effet psychologique des couleurs sur l’âme humaine et leur sonorité intérieure.
Ces écrits de Kandinsky servent à la fois de défense et de promotion de l’art abstrait, ainsi que de démonstration que toute forme d’art authentique était également capable d’atteindre une certaine profondeur spirituelle. Il pense que la couleur peut être utilisée dans la peinture comme une réalité autonome et indépendante de la description visuelle d’un objet ou d’une autre forme. La composition VII exprime exactement ce processus.
Mais cette abstraction presque complète est le résultat d’un processus entamé par des expériences préliminaires qui mettent en œuvre un expressionnisme radical souvent inspiré de thèmes figuratifs traditionnels, tels le Déluge ou le Jugement dernier. Par un lent processus d’élaboration, le peintre dépouille le thème de ses éléments figuratifs ou les déforme au point qu’ils deviennent non identifiables.
La composition VII fut réalisée en trois jours, mais ce sont les esquisses préparatoires, très nombreuses qui ont défini l’aspect de la toile. Cette œuvre a été peinte juste avant la première guerre mondiale pendant laquelle l’artiste a dû rentrer à Moscou, dans son pays d’origine. Son tableau traduit une inquiétude prémonitoire à l’égard des conflits à venir. Arrivé en Russie, il se trouve mis à l’écart par des mouvements les plus radicaux, les constructivistes et les suprématistes en raison de son individualisme et son art d’introspection.
Dans la réalisation finale, les grandes lignes de la structure ont été tracées sur la toile, puis le peintre a rempli son support en commençant par le centre. La disparition de l’objet est presque complètement consommée, mais certaines formes continuent d’évoquer des éléments du monde réel, comme des archétypes que notre cerveau veut reconnaître. Ainsi, le motif en bas à gauche qui évoque le bateau aux longues rames peints dans le Déluge.
Détail du coin inférieur gauche, sorte de bateau…
La toile procure également un extraordinaire sentiment de mouvement. Il provient du grand tourbillon organisé autour d’un point situé à l’endroit du nombre d’or, dans les parages de la divine proportion. Ce dynamisme exceptionnel crée toute la dramaturgie de la toile qui évoque alors une sorte de cataclysme cosmique primordial.
Si le peintre cautionnait l’examen attentif d’une toile pour en saisir toutes les nuances et tous les mouvements, il mettait cependant en garde ses spectateurs quant à la faculté d’imagination de nos cerveaux humains qui croient reconnaître, même dans une totale abstraction, des objets ou des formes qui lui sont familières et qui influent sur une interprétation faussée de la toile.
Ce phénomène est aussi présent dans la musique, quand elle est si abstraite que notre oreille semble perdue. Les procédés du dodécaphonisme dans le contexte de la musique atonale, mis en oeuvre par Arnold Schoenberg (le dodécaphonisme, ou musique dodécaphonique, est une technique de composition musicale créée par Schoenberg. Elle donne une importance comparable aux 12 notes de la gamme chromatique, et évite ainsi toute tonalité) peuvent nous procurer cette étrange sensation, plaisante pour les uns, désagréable pour les autres. Parfois, une écoute répétée provoque la recherche, par notre cerveau, d’une structure et de formules rythmiques et mélodiques familières qui ne s’y trouvent pas. De même, dans certaines pièces de Debussy et de Ravel, au moment où les compositeurs évoquent des jeux d’eau, des flocons de neige, la pluie sur les arbres,… notre esprit, déstabilisé par les rythmes complexes générés par une volonté d’aléatoire, cherche à retrouver ses bases rétablissant ses repères.
Il en est encore plus ainsi du fameux Poème symphonique pour 100 métronomes (1962) de G. Ligeti où, dans l’aléatoire le plus évident, notre cerveau retrouve des formules rythmiques plus ou moins simples selon le niveau de nos connaissances musicales, de nos perceptions rythmiques ou de notre culture… Il faut dire que le travail sur le continuum temporel et les divers aspects du temps au sens large a toujours été un domaine de prédilection de Ligeti. Alors faites l’expérience en écoutant le documentaire ci-dessous. Laissez-vous abuser par ces métronomes qui, par le plus pur des hasards de leurs pulsation, provoquent chez l’auditeur le besoin irrépressible de codifier les rythmes entendus comme des formules raisonnées. Étonnant!
Alors prudence dans l’interprétation des phénomènes auditifs et visuels… !