Soirée mémorable aux Concerts de l’U3A mercredi lors de la première séance de notre saison 2017-18 ! Une salle comble et quatre musiciennes formidablement talentueuses pour un concert que j’avais l’honneur de commenter… au programme, le sublime quatorzième Quatuor à cordes en ré mineur D.810 de Franz Schubert, la Jeune Fille et la Mort !
Photo A. Mafit
Le Quatuor Aïda qui officiait sur notre scène est formé depuis peu et il en est au tout début de sa carrière. Trois musiciennes issues de l’orchestre de l’Opéra royal de Wallonie, Sofia Constantinidis (violon 1), Maritsa Ney (violon 2), Johanna Ollé (violoncelle) et une altiste de l’Orchestre philharmonique royal de Liège, Violaine Miller forment un ensemble parfaitement homogène qui, dans une entente aussi musicale qu’humaine, parviennent d’emblée à un niveau exceptionnel de technique, certes, tout est remarquablement en place, mais aussi de profonde émotion, ce que l’œuvre de Schubert, très exigeante, requiert. Le public ne s’y est pas trompé en acclamant largement nos héroïnes du jour.
Photo A. Mafit
Car se confronter à une telle œuvre n’est pas rien. Et cette remarque est valable tant pour les musiciens que pour les auditeurs. Le sombre propos du jeune compositeur a de quoi nous bouleverser et nous interpeller. Comment un homme d’à peine 27 ans peut-il écrire une musique si tragique, écrasée par un destin si inéluctable dont la célèbre formule rythmique, trois notes brèves et une longue, forme un sinistre leitmotive qui parcourt les quarante minutes de l’œuvre ?
Photo A. Mafit
Nous avions donc décidé de présenter cette œuvre sous la forme d’un concert commenté pour tenter d’offrir aux mélomanes l’occasion de méditer le propos schubertien. J’avoue avoir bien souvent parlé de ce quatuor et de l’immense œuvre de Franz Schubert, l’avoir étudiée dans tous les sens et, malgré tout, sans aucune lassitude, renouveler à chaque fois l’émotion que son écoute génère.
Écrit en 1824, en même temps que le 13ème Quatuor « Rosamunde », le monument de la musique de chambre ne fut pourtant joué que 2 ans plus tard à Vienne par le Quatuor Schuppanzigh, l’ensemble qui créait la plupart des quatuors à cordes de Beethoven. Une audition privée, en 1825, avait amené Schubert à retoucher la structure de son premier mouvement. L’accueil fut mauvais et l’incompréhension générale.
Photo J. Cadet
À l’inverse de son jumeau, la Jeune Fille et la Mort paraissait rude, sauvage, d’un tempérament agressif au point que l’éditeur Schott refusa de le publier. Il ne le sera qu’en 1832 par Czerny, soit quatre ans après la mort prématurée de son auteur à l’âge de 31 ans. Le nom du quatuor est lié au réemploi du sombre lied que Schubert avait composé bien longtemps avant (1817) et dont la berceuse de la Mort était utilisée pour le thème des variations du deuxième mouvement. En voici le texte, un poème de Claudius :
Das Mädchen
Vorüber! Ach, vorüber!
Geh, wilder Knochenmann!
Ich bin noch jung, geh Lieber!
Und rühre mich nicht an.
Der Tod
Gib deine Hand, du schön und zart Gebild!
Bin Freund, und komme nicht, zu strafen.
Sei gutes Muts! ich bin nicht wild,
Sollst sanft in meinen Armen schlafen!
La jeune fille
Va-t’en ! Ah ! va-t’en !
Disparais, odieux squelette !
Je suis encore jeune, va-t-en !
Et ne me touche pas.
La Mort
Donne-moi la main, douce et belle créature !
Je suis ton amie, tu n’as rien à craindre.
Laisse-toi faire ! Je ne suis pas sauvage
Tu dormiras paisiblement dans mes bras !
Le choix d’une tonalité sombre (ré mineur) montre la volonté de l’auteur de donner à son quatuor une couleur tragique. Le premier mouvement semble reprendre l’effroi de la jeune fille, surtout de l’accompagnement du piano dans le lied qui martèle les coups du destin, de la fatalité. Ce motif rythme d’effroi l’entièreté de la pièce et ne laisse que très peu de place à un chant plus paisible.
Photo A. Mafit
Dans le deuxième mouvement, on sent le lyrisme si particulier du compositeur. Il y règne une paix très étrange, presque irréelle typique du lied romantique. Le pas du Wanderer (l’errant) s’associe au rythme doux de la berceuse. Le calme chant de la mort est jouée par les quatre instruments tel un choral bouleversant suivi de plusieurs variations dans lesquelles transitent les souvenirs du rouet grinçant de Gretchen, du roi des Aulnes et les prémonitions de l’errance éternelle du Gute Nacht et du Joueur de Vielle de l’ultime Voyage d’Hiver (1828). Absolument bouleversant !
Photo A. Mafit
Le fulgurant troisième mouvement, un vif scherzo terrifiant, proche des danses macabres poursuit son dessein effroyable avec une violence terrible. Seul le Trio central, comme toujours chez Schubert, est un refuge, une fuite dans le passé. Il évoque les danses d’autrefois, celles qu’on pratiquait dans son enfance, quand il était heureux… jadis ! Le trio est le cœur du quatuor, le seul cocon protecteur. Se rassurer dans le passé puisque, désormais, l’avenir est sombre, la maladie finira par triompher. La jeune fille se métamorphose en Schubert lui-même et, au-delà, en chaque auditeur qui voudra un instant méditer sur la finitude… on est toujours trop jeune pour mourir !
Photo A. Mafit
Le final est certes brillant, très virtuose, mais constitue sans doute l’un des mouvements les plus sombres de toute la production schubertienne. Aucun espoir n’est permis. En clamant ses rythmes effroyables de chevauchée nocturne, précipitée et mortifère, il renoue avec le motif du destin, celui qui fut le vrai sujet du quatuor. Quelques accords d’une violence inouïe referme cette pièce terrible, ce quatuor unique en son genre.
Photo A. Mafit
Le Quatuor Aïda sent les infimes nuances du drame schubertien et sont toujours très justes tant dans l’intimité du mouvement lent que dans la douceur du Trio. Les difficiles passages sont maîtrisés et nous incitent à oublier les instruments pour accéder à la musique, la vraie. Voilà manifestement un ensemble dont j’espère qu’on entendra encore parler car, avec le travail et l’approfondissement des répertoires, il pourrait rapidement devenir un incontournable de la musique de chambre.
Photo A. Mafit
Reste, au moment de se séparer d’une telle musique, à méditer sur ce qui pousse les mélomanes à aimer profondément une œuvre si sombre et où l’espoir semble vain. C’est sans doute là toute la magie de la musique : en nous parlant d’elle-même, elle nous parle également de nous-mêmes et de nos questionnements existentiels les plus profonds. Elle nous permet cette catharsis qui nous aide à vivre et à admettre notre propre tragédie, celle de la vie ! C’est déjà beaucoup !
Edvard Munch, La Jeune fille et la mort, Musée d’Oslo, 1882