Un jour… Un chef-d’œuvre (170)

La chère terre partout
Fleurit au printemps et verdit
À nouveau ! Partout et toujours
Les lointains bleuissent !
Toujours… toujours…

Gustav Klimt (1862-1918), Coquelicots (détail).

Gustav Mahler (1860-1911), Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre), VI. Der Abschied (L’Adieu), interprété par Kathleen Ferrier et l’Orchestre philharmonique de Vienne, dirigé par Bruno Walter en 1952.

Poème allemand de Hans Bethge (1876-1946), basé sur un texte de Marie Jean Léon, Marquis d’Hervey-Saint-Denys (1823-1892), « En se séparant d’un voyageur », lui-même basé sur un poème chinois de Wang Wei (701-761) et ajouté d’une dernière strophe de la main de Gustav Mahler lui-même.

 

Kathleen Ferrier souffre au moindre geste

Est-ce à cause de ce que nous savons a posteriori des conditions dans lesquelles il fut réalisé ? Ou plutôt : à cause de la charge émotive que ces conditions y ont mise a priori. Lorsque Kathleen Ferrier arrive à Vienne le 13 mai 1952, elle se sait, depuis un an déjà, atteinte d’un cancer. Trois jours en studio ont été prévus pour graver Le Chant de la terre, une de ses partitions fétiches, avec Bruno Walter, les Wiener Philharmoniker et le ténor Julius Patzak. Le 17 mai, l’œuvre est donnée au Musikverein – la bande de ce concert a été publiée par Tahra. Le lendemain est consacré à l’enregistrement de trois Rückert-Lieder, toujours avec Walter et les Philharmoniker, qui figurent aujourd’hui sur le même CD. « Cette séance est dramatique, et laissera à tous ceux qui l’ont vécue, la gorge nouée, le souvenir d’une angoisse insupportable », raconte Jérôme Spycket dans son essentielle biographie de la contralto (Fayard). « Kathleen lutte désespérément contre elle-même. Souffrant au moindre geste, elle laisse même échapper un cri – qui pétrifie l’orchestre et son chef – en se levant pour se traîner jusqu’au micro. » Tout cela, pourtant, l’auditeur ne peut le soupçonner un instant : prodige d’un chant détaché des contingences du corps et qu’aucun effort ne semble affecter.

« Je me suis retiré du monde »

Ce que l’auditeur perçoit, en revanche, à travers les inflexions d’une voix gorgée d’humanité, c’est le sens particulier pris soudain par le lied Ich bin der Welt abhanden gekommen (« Je me suis retiré du monde »). Le même sens que revêt l’Abschied du Chant de la terre : un adieu à la vie, qui est à la fois celui que décrit le poète, celui que le compositeur met en musique, et celui, bien réel hélas, de l’interprète. Moment sans équivalent dans l’histoire du disque, où l’art et l’existence se confondent pour partager le lit de la tragédie. Alors, peu importe que les Wiener Philharmoniker ne soient pas dans leur meilleur jour. Peu importe que Patzak ne fasse pas briller le plus ardent soleil – pour cela, reportez-vous à la gravure d’un autre destin brisé, Fritz Wunderlich, dirigé par Klemperer ; ou à une autre version de Ferrier et Walter, au son plus précaire mais illuminé par l’héroïsme flamboyant de Set Svanholm (live du 18 janvier 1948 à New York). Oui peu importe. Car sauf notre respect pour Janet Baker, Christa Ludwig ou Maureen Forrester, Le Chant de la terre s’entend d’abord par Ferrier. La suite – ou plutôt la fin – est connue. Après l’épisode viennois, Kathleen reprit l’avion pour son Angleterre natale. Entre deux séances de radiothérapie, elle continua à donner quelques concerts. Puis, en février 1953, ce furent les représentations terribles de l’Orphée de Gluck à Covent Garden. A l’issue de la deuxième, il fallut la transporter à l’hôpital où, quelques mois plus tard, elle rendrait son dernier souffle, à quarante et un ans.

Eternellement, éternellement, éternellement…

Le disque préserve l’airain que recèle cette voix unique. C’est le chant de la terre, c’est le chant de l’amour et de la mère, le chant de la bonté consolatrice vibrant dans l’harmonie des sphères. Ewig, Ewig, Ewig… Eternellement, éternellement, éternellement…

Emmanuel Dupuy, Diapason, le 10 mars 2014

Gustav Klimt (1862-1918), Coquelicots.

 

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