Un jour… Un chef-d’œuvre (185)

Les œuvres d’art ont-elles un sens?

Jean Honoré Fragonard (1732-1806), Le Souvenir (détail), vers 1775.

Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788), Sonate en ut mineur « Sanguineus & Melancholicus » (La Sanguine et la mélancolique) Wq. 161 n° 4: I. Allegretto-Presto, interprétée par Florilegium

Mise en garde: Avant la lecture de cet extrait de texte, je voudrais rappeler plusieurs éléments intrinsèques à cette série de billets Un jour… Un chef-d’œuvre! afin de répondre de manière générale à quelques mails reçus ces derniers jours.

  1. Tous les textes proposés ne représentent pas nécessairement en totalité ou en partie, ma manière de me représenter l’art, la musique et même la vie au sens large, mais dans un souci d’ouverture et de diversité, il est normal de présenter honnêtement la multiplicité des opinions.
  2. Il est toujours indispensable de tenir compte de l’époque où a été écrit le texte et donc que toutes ses idées ne sont pas applicables à toutes les époques.
  3. Que depuis la rédaction de ces textes par leur auteur, les disciplines scientifiques, philosophiques, esthétiques,… ont évolué, rendant parfois caduques ou même fausses des idées y développées.
  4. Que la compréhension d’une œuvre d’art, si elle est d’abord spontanée et émotionnelle, cache bien souvent une profondeur inattendue que seule la culture et la documentation viennent révéler pour amplifier notre émotion initiale et parfois, même pour la contredire. Ceci semble contradictoire avec le texte ci-dessous, qui semble prôner la seule approche spontanée de l’art, mais l’auteur était un professeur de rhétorique très réputé qui avait écrit plusieurs traités et était extrêmement cultivé. Lorsqu’il évoque la compréhension spontanée de l’œuvre, il est nécessaire de se souvenir que sa culture le lui permettait, ce qui est loin d’être le cas de tous ses contemporains et des nôtres.

Jean-Marc Onkelinx

Toute musique et toute danse doit avoir une signification, un sens.

Les expressions, en général, ne sont d’elles-mêmes ni naturelles, ni artificielles: elles ne sont que des signes. Que l’art les emploie, ou la nature, qu’elles soient liées à la réalité, ou à la fiction, à la vérité ou au mensonge, elles changent de qualité, mais sans changer de nature ni d’état. Les mots sont le mêmes dans la conversation et dans la poésie; les traits et les couleurs dans les objets naturels et les tableaux; et par conséquent, les tons* et les gestes doivent être les mêmes dans les passions, soit réelles, soit fabuleuses. L’art ne crée les expressions, ni ne les détruit: il les règle seulement, les fortifie, les polit. Et de même qu’il ne peut sortir de la nature pour créer les choses, il ne peut pas non plus en sortir pour les exprimer: c’est un principe.

Si je disais que je ne puis me plaire à un discours que je ne comprends pas, mon aveu n’aurait rien de singulier. Mais que je j’ose dire la même chose d’une pièce de musique; vous croyez vous, me dira-t-on, assez connaisseur pour sentir le mérite d’une musique fine et travaillée avec soin? J’ose répondre: oui, car il s’agit de sentir. Je ne prétends point calculer les sons, ni leurs rapports, soit entre eux, soit avec notre organe: je ne parle ni de trémoussements, ni de vibrations de cordes, ni de proportions mathématiques. J’abandonne aux savants théoristes ces spéculations, qui ne sont que comme le grammatical fin ou le dialectique d’un discours, dont je ne puis sentir le mérite, sans entrer dans le détail. La musique me parle par des tons, ce langage m’est naturel: si je ne l’entends point, l’art a corrompu la nature, plutôt que de la perfectionner. On doit juger d’une musique comme d’un tableau. Je vois dans celui-ci des traits et des couleurs dont je comprends le sens; il me flatte, il me touche. Que dirait-on d’un peintre qui se contenterait de jeter sur la toile des traits hardis et des masses de couleurs les plus vives, sans aucune ressemblance avec quelque objet connu. L’application se fait d’elle-même à la musique. Il n’y a point de disparité; et s’il y en a une, elle fortifie ma preuve. L’oreille, dit-on, est beaucoup plus fine que l’œil. Donc je suis plus capable de juger d’une musique que d’un tableau.

J’en appelle au compositeur même: quels sont les endroits qu’il approuve le plus, qu’il chérit par préférence, auxquels il revient sans cesse avec une complaisance secrète? Ne sont-ce pas ceux où la musique est, pour ainsi dire, parlante, où elle a un sens net, sans obscurité, sans équivoque? Pourquoi choisit-on certains objets, certaines passions plutôt que d’autres? N’est-ce pas parce qu’elles sont plus aisées à exprimer et que les spectateurs en saisissent avec plus de facilité l’expression?

[…]

Le musicien n’est pas plus libre que le peintre: il est partout, et constamment, soumis à la comparaison qu’on fait de lui avec la nature. S’il peint un orage, un ruisseau, un zéphyr, ses tons sont dans la nature, il ne peut les prendre que là. S’il peint un objet idéal, qui n’ait jamais eu de réalité, comme serait le mugissement de la terre, le frémissement d’une ombre qui sortirait du tombeau, qu’il fasse comme le poète: « Aut famam sequere, aut sibi convinientia finge. » **

Il y a des sons dans la nature qui répondent à son idée, si elle est musicale; et quand le compositeur les aura trouvés, il les reconnaîtra sur-le-champ; c’est une vérité. Dès qu’on la découvre, il semble qu’on la reconnaisse, quoi qu’on ne l’ait jamais vue. Et quelque riche que soit la nature pour les musiciens, si nous ne pouvions comprendre le sens des expressions qu’elle renferme, ce ne serait plus des richesses pour nous. Ce serait un idiome inconnu, et par conséquent inutile.

Charles Batteux (1713-1780), Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, Durand, deuxième édition, 1747, partie III, section III.

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*Le mot « ton », dans ce cas: Atmosphère générale qui se dégage d’une expression orale, écrite, artistique : exemple: Dès les premières lignes, le ton du livre est évident. Plus ou moins synonyme de tonalité.

**  » Suivez la tradition, poète ; ou bien, que dans vos fictions il règne un ensemble judicieux. » (Horace)

Jean Honoré Fragonard (1732-1806), Le Souvenir, vers 1775.