Un jour… Un chef-d’œuvre (218)

Esprits de paix, où êtes-vous ? Êtes-vous donc tous partis ?

William Shakespeare

Johann Heinrich Füssli (1741-1825), La Vision de Catherine d’Aragon, 1781

CATHERINE D’ARAGON.
— Après ma mort, je ne veux pas d’autre héraut, — d’autre historien des actes de ma vie, — pour garantir mon honneur de la calomnie, — qu’un chroniqueur honnête comme Griffith. — Celui que je haïssais vivant, tu m’as obligé, — par ta religieuse et modeste sincérité, — à l’honorer aujourd’hui dans sa cendre. Que la paix soit avec lui ! — Patience, reste encore près de moi, et place-moi plus bas ; — je n’ai plus longtemps à t’importuner… Bon Griffith, — fais jouer par les musiciens cet air mélancolique — que j’ai nommé mon glas, tandis qu’assise ainsi je songerai — à la céleste harmonie vers laquelle je vais.

Sonne une musique triste et solennelle.

GRIFFITH.
— Elle dort… Bonne fille, asseyons-nous tranquillement, — pour ne pas l’éveiller. Doucement, gentille Patience.

LA VISION.
Entrent, s’avançant solennellement l’une après l’autre, six personnes vêtues de robes blanches, portant sur la tête des guirlandes de laurier, des masques d’or sur la face, des branches de laurier ou des palmes à la main. Elles saluent d’abord la reine, puis dansent. À certains changements de figure, les deux premières tiennent une guirlande suspendue sur sa tête, pendant que les quatre autres lui font un respectueux salut ; alors, les deux qui tenaient la guirlande la passent aux deux suivantes, qui font la même cérémonie aux changements de figure, tenant la guirlande au-dessus de la tête de la reine. Après cela, elles passent la guirlande aux deux dernières, qui font la même cérémonie. Sur quoi, comme par inspiration, la reine fait des signes de joie dans son sommeil, et lève les mains vers le ciel. Alors les apparitions s’évanouissent en dansant, emportant la guirlande avec elles. La musique continue.

CATHERINE.
— Esprits de paix, où êtes-vous ? Êtes-vous donc tous partis ? — Et me laissez-vous ainsi derrière vous dans la détresse ?

William Shakespeare (1564-1616), Henry VIII, Acte 4 scène 2, La vision de la reine Catherine d’Aragon.

 

Ludwig van Beethoven (1770-1827), Trio avec piano n°5 en ré majeur Op. 70 n°1 « Trio des Esprits », II. Largo assai ed espressivo, interprété par le Beaux-Arts  Trio.

Le nom de Trio des Esprits (Geister-Trio), composé en 1807-08, pourrait lui avoir été donné en raison de l’orchestration étrange et de l’ambiance lugubre qui règne dans le mouvement lent et il lui aurait été prêté quand on a découvert que le thème utilisé par Beethoven dans ce mouvement était initialement destiné à la scène des sorcières dans l’opéra Macbeth que le compositeur projetait alors.

 

Johann Heinrich Füssli (1741-1825), Les Trois Sorcières de Macbeth.

Les spectres, dans le siècle supercritique qui vient de s’écouler, en dépit de tout, moins complètement bannis que dédaignés, ont été, comme déjà précédemment la magie dans ces 25 dernières années, l’objet d’une réhabilitation en Allemagne. Et ce n’est peut-être pas à tort. Les preuves qu’on donnait contre leur existence étaient, en effet, en partie des preuves métaphysiques, comme telles donc reposant sur des bases peu sûres, en partie des preuves empiriques ; mais des preuves empiriques démontrant seulement que, dans les cas où n’apparaissait aucune fraude accidentelle, aucune fraude consciente, il n’y a rien eu qui aurait pu agir par le moyen des rayons lumineux sur la rétine, ou par le moyen de la vibration de l’air sur le tympan. Mais cela ne prouve pas que contre la présence de corps dont personne même n’aurait affirmé l’existence, et dont la connaissance, par la voie dite physique, anéantirait la réalité de l’apparition des esprits.

Car il est dans l’essence de l’esprit que sa présence ne nous soit révélée que d’une toute autre manière que celle d’un corps. Ce qu’affirmerait un voyant, se comprenant lui-même et sachant s’exprimer, c’est simplement la présence dans son intellect visuel d’une image ne se distinguant pas du tout de l’image provoquée, là même, par les corps agissant par l’intermédiaire de la lumière et de ses rayons ; et cela cependant sans la présence réelle de tels corps; et de même manière pour ce qui est des sensations auditives, des bruits, des sons de voix, c’est comme si les vibrations des corps ou de l’air affectaient nos oreilles, sans qu’il y ait cependant aucun corps en mouvement. Et c’est justement là la source de la méprise qu’on constate dans tout ce qui se dit pour ou contre la réalité des apparitions d’esprits. L’apparition d’esprit se présente, en effet, tout à fait comme une apparition corporelle, et cependant elle n’en est pas une et ne doit pas l’être. C’est là une distinction difficile, qui exige une connaissance réelle, un savoir philosophique et physiologique. Il s’agit en effet de comprendre qu’une action comme analogue à celle d’un corps ne suppose pas nécessairement la présence d’un corps.

Beaucoup seront par là poussés à admettre qu’un pouvoir secret et inexplicable dirige tous les tours et détours de notre vie, très souvent même contre notre intention du moment, de manière cependant à servir son unité objective et son utilité subjective, donc de la manière qui convient le mieux à notre véritable bien ; et il nous arrive souvent plus tard de reconnaître ce qu’il y avait d’insensé dans les souhaits que nous formions en sens contraire. […] Mais un tel pouvoir relierait toutes choses comme par un fil invisible, et celles mêmes que la série des effets et des causes laisserait sans rapport les unes avec les autres, les rattacherait entre elles de manière à les faire apparaître toutes au même moment voulu. Ce pouvoir dominerait donc les événements de la vie réelle aussi complètement que le poète domine ceux qui composent son drame : mais l’accident et l’erreur, dont l’action perturbatrice vient se faire sentir tout d’abord et immédiatement dans le cours régulier des choses et leur enchaînement causal, ne seraient que les simples instruments dont se sert sa main invisible.

Arthur Schopenhauer (1788-1860), Essai sur l’apparition des esprits et ce qui s’y rattache, dans Mémoires sur les Sciences occultes, 1807-14, traduction française de 1912.

 

Johann Heinrich Füssli (1741-1825), La Vision de Catherine d’Aragon, 1781, détail.