Dans le courant du mois de février, je vous avais parlé, dans un texte consacré à la Quatrième symphonie de Gustav Mahler (http://jmomusique.skynetblogs.be/post/6677915/ironie-et-insolence), de toute l’ambiguïté de son propos.
C’est aujourd’hui l’occasion de coller non seulement avec l’actualité discographique, mais aussi avec les traditionnels propos du premier avril, réservés aux informations fausses et aux blagues de toutes sortes. Car s’il y a une œuvre qui peut s’y prêter à merveille, c’est bien cette « petite symphonie en sol majeur ». Tout en effet, au sein de cette merveille musicale, séduit par un charme sonore inédit chez le tragique compositeur. On a donc beaucoup voulu affirmer que la symphonie était un recul par rapport aux gigantesques Deuxième et Troisième. J’ai déjà souligné l’orchestre assez réduit, les proportions classiques en quatre mouvements et la durée relativement brève de l’œuvre.
… Et les mélodies, souvent très viennoises, et les rythmes dansants, et l’harmonie moins complexe, et les timbres plus doux (sans trombones) semblent confirmer ce redoux « printanier ». C’est pourtant sans tenir compte du vrai propos et du procédé de l’ironie et du travestissement ! Car à y regarder de plus près l’œuvre est peut-être parmi les plus caustiques de Mahler. Rien que le début, avec ses flûtes et sa clarinette, accompagnées d’un tambourin, malgré l’irrésistible séduction de son propos semble nous mettre en garde : « Attention, tout ce que vous allez entendre est faux ! ». N’est-ce pas là le propos du poisson d’avril, de donner des informations fausses et de les enrober pour leur donner un aspect pertinent ? N’est-ce pas là le sommet de l’ironie ou de l’insolence ? Ce thème est le « grelot du fou du roi ».
Et ce motif reviendra souvent, non seulement dans tout le premier mouvement dont il constitue l’un des thèmes principaux, mais aussi dans le final. Parlons-en, justement, de ce final où tout semble si idyllique, dans un paradis tout droit sorti de l’imagerie enfantine :
Enfantine ? Oui, au premier degré. Mais l’examen de quelques vers devrait suffire à nous convaincre de son double sens ironique. Décrivant le bonheur des joies célestes, le texte, tiré du fameux « Des Knaben Wunderhorn » (le cor merveilleux de l’enfant) et chanté par une soprano qui ne doit jamais accentuer l’ironie et chante comme l’enfant, la seconde strophe nous offre ce passage d’anthologie :
« Saint Jean fait sortir l’agnelet,
Hérode le boucher guette.
Nous menons un patient innocent, patient,
Un aimable agnelet à la mort.
Saint Luc abat le bœuf sans hésiter une seconde,
Le vin ne coûte rien dans les caves célestes,
Ce sont les anges qui font le pain ».
Si on n’y prend garde, une part essentielle du propos peut nous échapper. On connaît, bien sur, Hérode, qui fit décapiter Saint Jean Baptiste ne résistant pas aux avances sensuelles de Salomé. Et voilà que, dans notre texte, Saint Jean et Hérode sont de concert pour abattre l’agnelet innocent (c’est le texte qui insiste). Etrange retournement de situation ! Et même, si le paradis est celui des imageries, de nombreuses questions paradoxales peuvent nous assaillir. Pourquoi faut-il mang
er au paradis ? La mort existe aussi au Paradis ? L’innocent agnelet est voué à la mort. Pourquoi lui et pas tous les autres ? Un paradis où la mort existe n’est plus un paradis !
Mais la seconde partie de la strophe est tout aussi surprenante. Le symbole du bœuf est habituellement attribué à Saint Luc. De nombreuses iconographies le montrent accompagné de l’animal ailé ou non. C’est sans doute une référence au début de son Evangile qui se déroule au sein d’une société qui sacrifie le bœuf comme animal sacré. Cependant, la symbolique du bœuf est elle-même ambiguë puisque l’animal représente surtout la force des travaux pacifiques. N’est-il pas présent dans la crèche de Jésus aux côtés de l’âne ? Saint Luc tue ici le bœuf sans hésiter, comme une simple viande. Ce faisant, dans l’esprit de l’auteur, il tue (abat, sans rituel sacrificiel) la force pacifique et l’aspect de bonté de l’animal.
On pourrait passer le texte entier au crible de l’analyse hagiographique pour constater qu’il y a chaque fois un problème, un paradoxe, un double sens. Pourtant, la chanteuse est si séduisante dans ses phrases qu’on lui pardonne tous ses propos. Seul le « grelot du fou du roi » nous avertit encore : « Tout ce que vous entendez est faux ! ». C’est d’ailleurs bien le rôle du fou que de dire des contresens…
Pourtant, l’ironie semble disparaître de la musique à plusieurs moments. La fin du dernier mouvement a laissé de côté ses retours incisifs du grelot. La dernière strophe, ajoutée par Mahler lui-même : « Aucune musique ici-bas ne saurait égaler la nôtre… », est balncée comme une vraie berceuse avec ses triolets apaisants. Ici, la musique se fait douce, comme une vraie promesse de paradis. La musique comme vision du paradis ! La voilà, la vision mahlérienne de l’au-delà.
Ironie ou danse macabre ? C’est la question que je me pose toujours à l’écoute du deuxième mouvement. Avec son violon désaccordé, le premier violon de l’orchestre dépeint l’image du squelette tant redouté, armé de son vieux violon dont les cordes représentent les fils de la vie. En un scherzo particulièrement évocateur, Mahler nous propose la vision terrible et séduisante de la mort qui vient chercher l’homme et l’entraîne dans sa ronde.
Le sublime adagio qui suit constitue l’étape suivante, celle de la transition entre la mort effective et l’accession à cet étrange paradis. Pas d’humour pendant le premier quart d’heure de la pièce, rien qu’un adieu très émouvant et contemplatif (P. Rophé l’avait joué de manière exceptionnelle au Festival Wien Musik de janvier). Balancé entre le paisible, le triste de l’adieu et le thème du destin, comme le regret et la fatalité de devoir partir, ce mouvement devient enfin ironique, comme un dernier tourbillon viennois avant de s’ouvrir en un large accord positif. Le ciel vient de s’ouvrir dans toute sa splendeur et sa lumière, il faut partir vers cet autre horizon que distille le final.
L’œuvre est donc un parcours initiatique … perdu d’avance. La vie de l’homme rythmée par les leurres malgré les avertissements du grelot dans le premier mouvement, la mort qui rôde dans le deuxième, l’adieu et l’accession au ciel du troisième et enfin la désillusion du final. La phrase de Mahler, en bas de sa partition est significative de son état d’esprit : « Avec la bénédiction de Dieu, tout ira bien ! … Pour celui qui peut le croire… » N’est-ce pas là un immense poisson d’avril que Mahler nous a livré ?
Je n’avais pas encore rencontré, dans la discographie pourtant très abondante de la Quatrième, une version qui correspondait exactement à ma vision (qui n’engage d
’ailleurs que moi !). C’est maintenant chose faite. Je viens d’écouter quinze jours d’affilée la nouvelle version de l’Orchestre du festival de Budapest dirigé par Ivan Fischer (Channel Classics) et je la trouve exceptionnelle. Tant au niveau de l’orchestre, classé récemment par la revue anglaise Grammophon parmi les quinze meilleures formations du monde (si un tel classement a des raisons d’exister !?), tant au niveau de la prise de son particulièrement réussie. Ivan Fischer, qui ne m’avait pas convaincu par sa Deuxième et sa Sixième, a l’art de faire sonner son orchestre avec clarté et couleur (les deux ne sont pas incompatibles). Son phrasé est quelques fois très surprenant et peut déranger au début (premier et troisième mouvements), ses fluctuations de tempi sont parfaitement dosées et pertinentes (même si elles sont osées) et sa rhétorique est bien celle de l’ironie entrecoupée de ces instants sublimes de sincérité. Chapeau au premier violon qui prend des allures de violoneux dans la danse macabre et à la chanteuse qui chante avec une sincérité (selon les exigences de Mahler) ces propos paradoxaux. J’ai été transporté à chaque écoute par cette sincérité qui fait de la Quatrième une toute grande symphonie de Mahler. A découvrir … !