La question pourrait faire partie d’un concours sur la musique. Quel est le rapport entre Félix Mendelssohn et notre bonne ville de Liège ? Je suis sur que plusieurs d’entre vous auront déjà deviné la réponse qui pourtant relève plus de l’histoire religieuse que de la musicologie.
Il faut remonter loin dans le Moyen Âge, à partir de 1209 pour trouver les traces des premières manifestations de la Fête-Dieu, nommée par ailleurs fête du Saint Sacrement ou Corpus Christi. Il s’agit d’une fête catholique en rapport avec le débat théologique qui consiste à croire ou non à la véritable présence du corps et du sang du Christ dans l’hostie et le vin. Cette idée rejoignait le désir de contemplation de l’hostie et du calice lors de la partie de la messe qu’on nomme l’Elévation.
Englebert Fisen (1650), Sainte Julienne de Cornillon (Liège, Chapelle du Saint Sacrement)
Or il se fait qu’une sœur d’un couvent (au pied de la côte de Robermont à Liège) destiné à l’aide aux pauvres, Julienne de Cornillon fut l’instigatrice de la nouvelle fête. Lors de ses fréquentes visions mystiques, elle eut le sentiment qu’il manquait effectivement une fête qui permettrait aux fidèles de recevoir la révélation du Saint Sacrement. Elle oeuvra donc pour que cette cérémonie soit créée et parvint à persuader non seulement les autorités religieuses de Liège, mais aussi les responsables laïcs de la ville. Après maintes démarches, la Fête-Dieu fut introduite dès 1246 dans le diocèse de Liège à la Basilique Saint Martin (bien connue des liégeois). Si les bourgeois de Liège s’opposèrent à l’institution d’une nouvelle fête qui introduisait un jour de jeûne supplémentaire pour la population, ils ne parvinrent cependant pas à annuler les décisions des théologiens et des religieux.
Basilique Saint Martin à Liège
Il faut dire que Julienne de Cornillon avait un allié de poids. Le Pape Urbain IV, qui était, lui aussi, liégeois et ancien confesseur de Julienne, confia alors à Saint Thomas d’Aquin la rédaction de textes liturgiques pour cette solennité qu’il fixa à la date d’un jeudi peu après la Pentecôte. La Fête-Dieu fut célébrée à Liège avec beaucoup de fastes et se répandit rapidement en Allemagne, en Italie, en France et en Espagne sous le nom de Corpus Christi. Car c’est bien de cette notion toute particulière du mystère de la transsubstantiation qu’il s’agit.
L’un des plus beaux textes consacré à ce mystère est le fameux « Lauda Sion » de Thomas d’Aquin qui fut mis en musique de nombreuses fois au cours de l’histoire, mais très peu dans le courant du XIXème siècle. En 1845, en préparation aux fêtes célébrant les 600 ans de la Fête-Dieu, l’évêque de Liège demanda à Félix Mendelssohn de composer un Lauda Sion qui serait donné à la Basilique Saint Martin. Pour le compositeur qui travaillait ardemment à son grand oratorio Elias, la tâche n’était pas simple. Lui qui désapprouvait l’agitation des milieux catholiques allemands et qui était devenu luthérien depuis de nombreuses années se souvint de l’enseignement de son grand-père Moses. Ce dernier qui prônait un oecuménisme essentiel à la profondeur de l’âme, avait généré chez son descendant, un respect de toutes les confessions. C’est ainsi que le compositeur accepta de composer cette musique, comme, d’ailleurs, il acceptera encore à l’extrême fin de sa vie et dans un état d’épuisement physique et moral intense (il ne s’est jamais remis du décès prématuré et subit de sa sœur bien aiméee Fanny, il mourra lui-même six mois après elle), la composition de musiques pour la Cathédrale de Cologne.
Félix Mendelssohn
Mendelssohn envoya sa partition à Liège le 23 février 1846 et vint en personne assister à sa création le 11 juin de la même année. Mais l’évêché liégeois qui n’avait pas de grands moyens financiers confia l’œuvre à un mélomane moyen qui en donna une interprétation « moyenne » (terme employé de manière fort diplomatique semble-t-il !). L’œuvre ne semblait pas destinée à la publication et Mendelssohn ne pouvait la concevoir que dans le cadre de ces festivités. Elle devait donc appartenir à l’archevêché liégeois définitivement. Elle ne fut éditée que bien après la mort du compositeur comme le premier ouvrage posthume du musicien.
Il s’agit d’un grand motet pour solistes, chœur et orchestre (op. 73) en sept morceaux qui évitent les difficultés d’un texte statique, immobile et monotone grâce à une utilisation remarquable de la plénitude que peut générer l’écriture chorale. Moins polyphonique que les grands oratorios (Mendelssohn considérait la grande polyphonie comme une caractéristique de Bach, donc du monde luthérien), l’œuvre est finalement assez proche des grandes fresques religieuses de Cherubini et Rossini tout en, sous de nombreux aspects, annonçant les messes de Bruckner. Il n’empêche que le Lauda Sion nous montre une œuvre d’une exceptionnelle richesse de la maturité de Mendelssohn et qu’on ne peut que regretter le peu d’enregistrements de qualité de l’œuvre (Corbos pour Erato, Bernius pour Carus). Lors de son concert de printemps, le Chœur Universitaire de Liège, sous la direction de Patrick Wilwerth interprétera ce grand motet ainsi que la deuxième symphonie « Lobgesang » que j’évoquais la semaine dernière. Une bonne occasion d’entendre ce chef d’œuvre de la musique sacrée du XIXème siècle.
La ville de Liège continuera de fêter le Saint Sacrement avec ferveur et en 194§, lors du 700ème anniversaire de la fête, de grandes manifestations eurent lieu, comprenant, de manière un peu folklorique, un grand défilé de chars dans le quartier Saint Laurent, près de la Basilique Saint Martin et un cortège fluvial haut en couleurs sur la Meuse.
Fête-Dieu à Liège en 1946, défilé de chars
Fête-Dieu à Liège en 1946, cortège fluvial sur la meuse