Les symphonies de Robert Schumann ont toujours eu mauvaise réputation auprès des musicologues et des auditeurs. On les qualifie toujours de lourdes, de mal orchestrées et de longues et ennuyeuses. Je ne suis évidemment pas d’accord avec ces jugements qui témoignent d’une profonde méconnaissance du compositeur.
Si le modèle symphonique génial beethovenien a fait ses preuves dans son souci de déplacer le point culminant d’une œuvre vers le développement des thèmes et plus vers les thèmes eux-mêmes (qui gardent cependant une importance primordiale), il ne convient cependant pas à tous les compositeurs ultérieurs. Ainsi, la pensée de Schumann, d’abord liée à la pratique de la « petite forme » autorise les pièces de schéma simple et répétitif. C’est bien de cette répétition qu’il est question lorsqu’on évoque, par exemple, la Quatrième symphonie op. 120 (1841, révisée en 1853). On pourrait s’étonner de l’omniprésence du motif (plus court qu’un thème) à l’origine de la symphonie entière. Pourtant, deux éléments me semblent devoir être soulignés.
Le premier réside dans la maladie nerveuse de Schumann qui comporte de nombreuses phases maniaques alternant avec la dépression. Dans ses périodes maniaques, qu’il nomme lui-même du nom de Florestan (et les séquences mélancoliques du nom d’Eusébius), il est rempli d’une énergie très puissante, mais qui tourne sur elle-même. Ces motifs sont comme des gestes répétitifs dont la fin est aussi le commencement. Comme le malade qui se lave les mains des centaines de fois par jour ou celui qui vérifie sans cesse que la porte est bien fermée, Schumann répète obsessionnellement. Mais pas exactement de manière identique. Le motif est en fait décliné sous toutes ses formes, dans des orchestrations diverses et des tonalités en perpétuelle évolution. Il s’agit dès lors de répétitions/variations, certes maniaques, mais évolutives. Comme un enfant qui teste dès le plus jeune âge les mêmes gestes tout en observant ses nombreuses variantes (ce qui constitue pour le dit enfant un terrain d’expérience aussi essentiel que formateur), le compositeur mesure ainsi le temps qui le sépare du thème d’origine (Urthema). Le fait de ne pas échapper à ses motifs est bien plus grave psychologiquement et témoigne de la détresse de l’homme en proie à ses crises maniaques. On sait, par exemple, que Schumann, dans ses dernières semaines à l’asile d’Endenich, feuilletait avec obsession un atlas et y cherchait le pays des enfants (on pense évidemment aux célèbres « Scènes d’enfants » pour piano ou à l’ « Album pour la jeunesse » dont le propos est d’ailleurs tout différent).
Clara Schumann
Le second se trouve dans la signification de ce motif fondateur de la symphonie qui, dans sa transposition durant le second mouvement comporte les notes de Clara (do = C, si = H, La = A, le tout donnant CHIARA ou CHIARINA, suivant les variantes) que Schumann employait à dessein très souvent (Voir Carnaval op. 15, par exemple). Mais ce motif est présent depuis le début de la symphonie dans toutes les variantes tonales possibles. C’est lui le vrai thème originel de l’œuvre. Ce n’est pas étonnant dans la mesure où le mariage des deux tourtereaux en 1840 semblera achever une lutte terrible contre le père Wieck refusant jusque là leur union.
Schumann, Wieck et Clara
Mais avec Robert Schumann, rien n’est simple et tout est toujours remis en cause. Pourquoi une symphonie en ré mineur, tonalité des requiems basée sur les notes de Clara ? C’est là que cela se corse. Repensons à notre motif. Sous toutes ses formes, il devient un véritable Fatum qui écrase tout le premier mouvement et une part du second. Comme pour Robert, Clara représente son destin personnel, il l’assimile à une véritable obsession. En d’autres mots, Clara est une obsession pour Robert. Et cette obsession est aussi porteuse de mort, d’où cette tonalité funèbre. Toute l’énergie déployée dans le premier tableau (j’emploie ce terme car Schumann avait conçu cette symphonie comme un seul mouvement) est vaine et destructrice.
Quand vient le second tableau, la romance, son thème nous fait penser à une chanson populaire. En fait, elle est très proche des chants des bateliers du Rhin. Et justement, le Rhin, parlons-en ! Il fait partie d’une bonne part de l’œuvre de Schumann, se retrouvant dans les lieder, les pièces pour piano, les symphonies et la musique de chambre. Le Rhin est une autre obsession du compositeur. Le Vater Rhein, comme le nomment encore les allemands, est plus qu’un fleuve. C’est presque une divinité (pensez à Wagner). A une époque où le panthéisme remplace progressivement les images traditionnelles de la religion, le grand fleuve est un idéal de fusion de l’être et de la nature, il est le lieu de l’absence de temps et donc de souffrance. Pas surprenant, dès lors, que le compositeur ait tenté le suicide en se jetant dans ce Rhin si souvent évoqué du pont de Düsseldorf. Sa musique en témoigne. Ecoutez les Dichterliebe ou l’étrange mouvement funèbre de la symphonie « Rhénane » … C’est purement et simplement d’immersion de l’être qu’il s’agit. Quand vous passerez sur un pont, arrêtez-vous un instant pour observer le courant de l’eau et le vertige qu’il peut susciter. Imaginez, chez un homme malade, l’attrait du fleuve.
Mais les bateliers sont bien plus tourmentés par la créature funeste qu’est la Lorelei. Cette sirène ou nymphe attire par sa beauté les bateliers qui veulent à tout prix la conquérir, mais chavirent sur les rochers qui la protègent. Surprenant que les notes de Clara (Urthema) surviennent juste après la mélodie et ressemblent à l’engloutissement dans le fleuve ! Pas tant que cela, car comme la Lorelei est l’obsession des bateliers, Clara est celle de Schumann. Elle opère les mêmes « maléfices », synonymes de mort. Quand amour et mort se rejoignent… ! Alors la partie centrale du mouvement déploie une longue arabesque descendante du violon solo qui (tout en annonçant Shéhérazade, le Faune et bien d’autres sujets oniriques) déploie sa séduction par son chant funeste (Clara était aussi une extraordinaire pianiste qui déployait sur son clavier tous les maléfices funestes).
Vallée de la Lorelei sur le Rhin
Petite observation en passant, observez les soi-disant orchestrations « ratées » de Schumann. Elles sont faites de doublures instrumentales (plusieurs instruments jouent la même mélodie) ce qui, pour certains alourdissent le discours. C’est faux, car, comme le signalent quelques rares chefs d’orchestres (dont Louis Langrée qui joue Schumann magnifiquement !), ce n’est pas du poids, c’est du timbre, de la couleur. Il faut la chercher ailleurs que dans une stupide addition d’instruments, mais dans l’alliage subtil que génèrent de telles combinaisons sonores. Mais l’orchestre de Schumann ne déborde jamais, ni vers l’aigu, ni vers le grave. Comme un long cours d’eau, il possède ses rives, il est comme canalisé. Cela renforce le sentiment de continuité de la matière sonore qui s’apparente à nouveau au fleuve et au débit de ses eaux.
La Lorelei
Voilà les trois obsessions principales de Schumann rassemblées et reliées par sa logique malade. Le Scherzo, avec une force retrouvée tente d’échapper à ces sombres perspectives, mais dès le trio, le chant envoûteur revient, obsessionnel et, curieusement pour une telle forme, termine le mouvement. Une longue transition intemporelle semble évoquer le passage des ténèbres vers la lumière comme dans la Cinquième de Beethoven à la fin du scherzo et avant le final triomphant). Mais ici, c’est en fait le début de la symphonie qui, à la manière d’une réexposition, ramène le thème de Clara dans le tourment obsessionnel et l’immersion dans le Rhin. Il y a bien, dans le mouvement final (Animé = plein de vie) une volonté de continuer la route comme si de rien n’était (on croit entendre un souvenir de la neuvième de Schubert que Mendelssohn avait ressuscitée à Leipzig quelques temps auparavant). Mais de terribles accords frappent le coup du destin et une fugue entame la longue fuite (c’est le cas de le dire !) et une accélération progressive du tempo qui frise la déraison. La symphonie se cl&o
circ;t dans la frénésie, dans la folie, mais pas dans la joie, malgré un ré majeur, normalement lumineux, retrouvé.
Sous le choc, on comprend l’extrême détresse de l’homme qui, tourmenté par ses obsessions, ne peut pas concevoir la vie tout simplement, même lorsqu’elle pourrait être souriante. C’est cela Schumann (et encore bien plus !), c’est là que réside toute la richesse de ses symphonies tellement personnelles et surtout pas inférieures.