Si je reparlais hier du Bel Canto italien du début du romantisme, c’est, en partie, parce que l’Opéra Royal de Wallonie va donner dans quelques jours Lucrezia Borgia de Donizetti en version concertante (voir le site de l’ORW : http://www.operaliege.be/accueil/). L’œuvre est vraiment représentative de l’art vocal et dramatique de son auteur et jette un pont entre la musique de Rossini et celle de Verdi.
Lucrezia Borgia est un drame lyrique en un prologue et deux actes écrit sur un livret de Felice Romani d’après la pièce éponyme de Victor Hugo (en français, Lucrèce Borgia) qui avait été créée à Paris en 1833 et que Donizetti avait aussitôt voulu exploiter dans le cadre de ses opéras. Composé en un délai record, il fut créé à la Scala de Milan la même année que la pièce de Hugo. Mais lorsque le Théâtre des Italiens à Paris voulut monter l’œuvre, ce dernier obtint une ordonnance de justice l’interdisant pour contrefaçon. Mais qu’importe, on changea le titre de l’opéra en Il Rinegata et on transposa l’action d’Italie en… Turquie. C’est dans cette version que Paris représenta l’ouvrage jusqu’en 1845 !
Mais Lucrezia eut un vrai retentissement international et contribua à la renommé de son auteur à travers le monde. Le sujet avait de quoi plaire au public. La légende, et, en grande partie, l’histoire de la dynastie des Borgia sont parsemées de cruautés en tous genres, d’orgies, d’incestes et d’usurpations qui ont fait couler beaucoup d’encre. Outre Rodrigo Borgia qui deviendra Pape sous le nom d’Alexandre VI, défrayant la chronique et père de Lucrezia, son fils, César est connu, encore aujourd’hui, comme l’un des personnages les plus immondes de l’histoire. Lucrezia a bien hérité des tares de sa famille et son nom colporte un parfum terrifiant et délicieux à la fois. Même si l’histoire moderne a réhabilité la jeune femme en prouvant qu’elle était innocente des maux dont on l’accuse, elle reste, dans l’imaginaire actuel l’image de la double psychologie oscillant entre amour et mort (Eros/Thanatos). D’ailleurs, ni Victor Hugo, ni Gaetano Donizetti ne connaissaient la vraie histoire de cette héroïne (ou anti-héroïne) et ils l’ont donc exploitée en vrai drame romantique.
Car, en fin de compte, celle Lucrèce n’est pas que négative. On lui attribue, tant dans la pièce que dans le livret de sincères sentiments de lassitude et d’aspiration à la paix, d’amour sincère, maternel même. Mais ce qui nous touche, dans l’opéra, en tous cas, c’est que son traitement mélodique et musical répond parfaitement à son physique jeune et beau. Son chant, dans les airs qui la mettent en évidence, sont traités avec un soin expressif tout particulier qui vise à montrer la dualité du personnage. Son chant, orné des colorature qui s’imposent, est séduisant, tant par la douleur indicible qu’il déploie que par la tendresse de certaines scènes (dans le prologue, lorsqu’elle voit Gennaro et qu’elle chante « Com E bello ! »). Nous sommes alors tous et toutes fascinés par cette séduisante psychopathe qui nous ensorcelle par sa voix. Mais, au regard de son portrait présumé que je reproduis ci-dessous, n’est-ce pas justement cela qui la rend effrayante, ce pouvoir de séduction hors du commun, encore une fois amour et mort.
Bartolomeo Veneto, Portrait présumé de L. Borgia
En deux mots, l’histoire raconte comment de jeunes vénitiens qui, à la sortie d’une soirée, voyant Gennaro, l’un des leurs, en conversation avec Lucrezia Borgia (soprano), insultent la terrible femme en lui mentionnant toutes ses victimes qu’ils connaissent. Gennaro (ténor), apprenant à qui il a affaire, la repousse malgré une irrésistible attirance. Le premier acte se déroule en deux temps et à Ferrare. Gennaro enlève la première lettre figurant sur le palais Borgia (orgia) et se fait arrêter par Alfonso d’Este (baryton) qui voit là une bonne manière de se venger d’un rival. Lucrezia exige la mort pour le blasphémateur, mais quand elle le reconnaît, elle lui procure l’antidote au poison qu’on vient de lui administrer (les Borgia étaient de grands sp&
eacute;cialistes en poisons !). Elle lui ordonne de quitter Ferrare.
Joan Shutherland dans Lucrezia en 1977 (air du prologue Com è Bello)
L’acte second, toujours à Ferrare où est malgré tout resté Gennaro (qui aime Lucrezia) voit une fête au palais Negrino. Avec ses cinq amis, en compagnie de jeunes filles, un festin les réjouit et l’ambiance est à la fête. Orsini (rôle d’homme interprété par une voix féminine de contralto) entame l’un des airs les plus célèbres du compositeur (Il segreto per esser felici) Mais soudain, parmi les chants et les toasts, Gubetta (basse), l’agent secret particulier de Lucrezia, sème le chaos pour faire sortir les dames. À ce moment, les portes s’ouvrent et des moines entonnant un chant funèbre laissent apparaître Lucrezia, vêtue de noir et cinq cercueils. C’est la vengeance de celle qui n’a pas accepté l’humiliation à Venise. Elle annonce que le vin qu’ils ont bu était empoisonné et qu’ils vont tous mourir. A sa grande stupéfaction, elle voit Gennaro parmi ses amis. Il est à nouveau empoisonné, mais il lui reste encore un peu d’antidote dans la fiole. Elle le conjure de se l’administrer, mais il préfère mourir avec ses amis. Elle lui révèle alors qu’il est non seulement un Borgia, ce qui le désespère, mais surtout qu’elle est sa mère. Il meurt empoisonné en ayant appris le secret suprême. De chagrin, Lucrezia boit le poison à son tour et s’effondre sur le corps de son fils.
Si l’acte premier est parfois un peu long, le prologue et le second acte rassemblent tous les ingrédients de la dramaturgie romantique. L’orchestre possède un double rôle. Il est d’abord le subtil accompagnateur des airs mélodiques en proposant une rythmique typique qui mesure le temps par ses arpèges et ses rapports harmoniques, laissant souvent un soliste évoluer en parallèle avec le chant. Ensuite, il est un vrai acteur qui anticipe ou accentue le drame par ses rythmes funèbres et ses sonorités cuivrées. Cet aspect polymorphe permet une rhétorique très efficace qui anticipe sur le drame verdien. Les récitatifs, ariosos et airs de bravoure trouvent une fluidité que les traditionnels numéros empêchaient. Tout s’enchaîne avec un naturel et cela augment non seulement la crédibilité de l’action, mais aussi son efficacité narrative.
La scène funèbre qui ferme l’opéra est saisissante car elle nous est imprévisible. Les ambiances tranchées (de la fête à la mort), les décors lugubres, le noir des tenues et des draps qui ornent les cercueils (de la vie à la mort), le vin-poison et l’ultime révélation permettent au compositeur de créer une tension dramatique proche des scènes de folie que l’on trouve dans Lucia ou Anna Bolena.
Si nous ne sommes pas encore en présence d’un vrai travail d’introspection psychologique sur les personnages, on peut cependant observer que Lucrezia est bien présentée dans toutes ses ambivalences. Gennaro, jeune héros qui n’a pas froid aux yeux est moins profond quoique esquissé de manière suffisante. Les autres personnages sont comme des ombres, positives (les amis de Gennaro), ou négatives (Alfonso et les agents secrets). Ils restent tranchés dans une vision unique, même si parfois nous pouvons avoir l’impression que la jeunesse des vénitiens pourrait avoir des implications politiques (à creuser !). C’est aussi dans cet aspect psychologique qui commence à refaire surface au début du XIXème siècle (n’oublions pas que Mozart, Beethoven et Weber avaient déjà bien amorcé cet aspect du théâtre musical) que l’on peut déceler les prémices de l’art de Verdi qui se fera une vraie spécialité des psychologies ambivalentes et approfondies.
Pour toutes ces raisons, Lucrezia Borgia est une œuvre clé dans l’histoire de l’opéra. Une discographie bien pauvre et une relative rareté des productions sur les scènes aujourd’hui ne contribuent pas à rendre populaire une œuvre qui mériterait beaucoup mieux. La double coïncidence qui veut que Donizetti soit mort fou, lui qui a peint la folie sous toutes ses formes et que sa propre épouse soit morte en couches … comme la vraie Lucrèce Borgia n’est que l’anecdote ultime que le compositeur ne pouvait pas connaître. A découvrir…
Monsieur Onkelinx, comme toutes vos conférences, j’ai fortement et spécialement apprécié votre conférence du 10.06.2009.Elle m’a saisi au plus profond de mon être.j’ajouterais que beaucoup de reignants ont du sang sur leurs mains même aujourd’hui !
Monsieur Onkelinx, comme toutes vos conférences, j’ai fortement et spécialement apprécié votre conférence du 10.06.2009.Elle m’a saisi au plus profond de mon être.j’ajouterais que beaucoup de reignants ont du sang sur leurs mains même aujourd’hui !