La liberté

 

 

Les mélomanes sont souvent confrontés aux commentaires des « spécialistes » qui semblent parfois confondre les notions les plus élémentaires de l’interprétation musicale. Vous avez été nombreux, ces derniers temps, à me questionner sur le rapport que l’on peut trouver entre la technique instrumentale et le résultat auditif d’une œuvre que l’on écoute.

 

Et il est vrai que lorsque nous prenons plaisir à écouter un concert ou un enregistrement discographique, nous sommes loin des considérations sur la technique des instrumentistes. Ce qui compte pour nous à ce moment, c’est l’émotion que peut transmettre le musicien. Nous vibrons avec lui ou nous sommes indifférents à son propos.


 

Cours de musique 2


 

Si, comme dans chaque discipline de l’activité humaine, nous sommes obligés d’appliquer des principes que nous avons appris pour réaliser nos actions (réfléchissez un peu et vous vous rendrez vite compte que chaque geste de notre quotidien est d’abord gouverné par une manière de faire acquise ou innée), nous arrivons souvent à les avoir si bien assimilés que nous n’y pensons plus consciemment. Pourtant, tout cet apprentissage est là, comme un outil qui permet nos réalisations. Il en va de même pour notre langage. Le texte que j’écris en ce moment ne peut prendre une forme significative (du moins j’espère qu’il le sera !) qu’à la seule condition que j’aie assimilé une série de « compétences » (je met ce mot bien à la mode entre guillemets) comme la construction des phrases, le vocabulaire, la grammaire, …. Mais lorsque j’écris, je ne pense pas à tout moment à ces règles. Elles s’appliquent naturellement. Le contraire serait bien laborieux.

 

Et bien, c’est un peu la même chose pour l’interprète. Il a assimilé toutes les techniques de l’instrument (la production des sons justes, la manière de manipuler l’instrument, de se tenir, de faire déplacer ses doigts, ses bras, …). Tout cela important pour réaliser une interprétation, mais ce n’en est pas la seule condition. Pouvoir jouer toutes les notes est souvent une prouesse remarquable, mais qui n’est que la première étape vers une interprétation. Le but de cette assimilation technique est, comme dans toutes nos activités, la liberté. Le mot est lâché : Il faut être libre ! Mais libre pourquoi et face à quoi ?


 

Technique instrumentale 1


 

Justement, la liberté permet de ne plus penser aux gestes et aux déplacements pour se consacrer au discours aux actions et aux idées. On constate, dans le domaine des langues étrangères que, si nous ne maîtrisons pas les éléments à un haut degré de pertinence, nous ne parvenons pas à exprimer nos idées. Tout qui a un jour essayé d’apprendre une langue en a fait l’expérience. Nous sommes alors privés de cette liberté d’exprimer notre pensée correctement et nous passons à côté du sens exact de notre propos. C’est exactement la même chose en matière de musique, car au-delà de la note à jouer, il y a des phrases entières, des harmonies à mettre en évidence, des tempi à tenir ou à changer, de la dynamique, … qui correspondent toujours au style du compositeur. Pour pouvoir l’exprimer correctement en étant libre lui-même, le musicien doit non seulement maîtriser son instrument, mais aussi la langue (le style) du compositeur. Alors seulement, il sera libre de le restituer en le faisant sien, dans une vérité qui sera la sienne et pas une copie de celle du voisin. Seulement alors, il pourra déployer en toute liberté sa vision de l’œuvre et la livrer aux auditeurs.

 

Vous le constatez, c’est un long processus qui s’étale sur de nombreuses années et demande beaucoup de sacrifices. C’est, d’une part un enseignement long que de bons pédagogues doivent dispenser, mais, d’autre part, ce sont des individus capables de dépasser le stade de la simple imitation. Être libre, c’est recréer et créer, c’est vivre. Il faut donc que le musicien accompli soit bien vivant (participe à la vie des hommes et ne vive pas dans sa tour d’ivoire) et fasse toutes les expériences de la vie. Celui qui se braque uniquement sur la technique (toujours améliorable d’ailleurs) sera sec et vide de sens. Celui qui alliera les deux fera vivre librement sa musique.


 

Cours de musique


 

Le phénomène est repérable facilement chez les enfants qui apprennent la musique. Ils ne sont pas encore libres, ni au point de vue technique, ni au niveau de la connaissance des œuvres et des hommes qui les ont produites. C’est bien normal. Cependant, l’enseignement général de la musique (je ne parle pas ici des grands pédagogues qui n’accueillent que des virtuoses accomplis) s’attache seulement à la technique. C’est de fait le premier élément à assimiler. Mais lorsqu’on observe le niveau technique relatif des enfants, on se rend compte que dans des œuvres de difficulté peu élevée (où ils maîtrisent la technique mise en œuvre), ils ne sont pas libres cependant. Alors que se passe-t-il ? Il faut croire que les professeurs considèrent que le reste (c’est à dire l’expression) ne s’enseigne pas. Soit ils n’en ont pas le temps, soit ils ne savent pas comment s’y prendre et considèrent que l’enfant est doué pour s’exprimer ou pas. C’est une erreur flagrante et désolante car au-delà de la technique, l’enseignement doit aussi ouvrir aux styles et aux émotions. C’est plus difficile puisque cela touche à la psychologie de chacun et plus à l’objectivité technique. Cela demande, de la part de l’enseignant, une humilité, une implication sans doute plus éprouvante et tolérante que celle de la technique. C’est pourtant le seul moyen de libérer le musicien en herbe d’un propos uniquement technique. Je reste persuadé qu’un enfant de douze ans peut être libre face à ses petits préludes de Bach, son Mikrokosmos de Bartok et même ses fastidieux Czerny. Je crois aussi que ce manque de sensibilisation à la liberté dès les premiers pas est l’une des causes de l’abandon précoce de nombreux musiciens en herbe.

 

Transposez cela à des répertoires extrêmement difficiles techniquement et des pensées très complexes de compositeurs et vous percevrez immédiatement l’enjeu important que doivent gérer les grands interprètes. C’est là toute la différence entre les solistes confirmés qui travaillent ainsi depuis de nombreuses années, gagnant un peu de liberté à chaque pas de leur progrès (même les plus grands savent qu’ils ont encore du chemin à faire face à l’interprétation des œuvres. Sviatoslav Richter, par exemple, le disait après chaque concert aussi sublime soit-il) et ceux qui croient, avec un manque flagrant de maturité, que la liberté est déjà acquise et qui, par manque d’humilité, plafonnent rapidement sans en soupçonner les raisons. Cela montre que la musique, comme toute activité de l’homme, est perfectible à l’infini et qu’il n’est donc pas possible d’être abouti à vingt ans, même si certains montrent une maturité hors du commun très tôt !


 

Richter, Sviatoslav

Sviatoslav Richter


 

Mais, et c’est par là que je terminerai aujourd’hui, la liberté est difficile à gérer. Comme dans l’exemple de nos démocraties on le constate tous les jours, il n’y a de liberté que dans le respect de celle de l’autre. Respect du compositeur, de la partition, des styles et des manières sont donc essentiels. La liberté individuelle se situe donc, comme dans la vie de tous les jours, dans ce subtil équilibre entre raison (respect et humilité) et émotion (la part de soi-même, le ressenti des œuvres, …). Elle est l’aboutissement de l’éducation, et de l’instruction, en un mot, de la compréhension du monde. Elle est tout sauf anarchie et représente à vrai dire le contraire de l’excès. Elle demande de la maturité, certes, mais c’est aussi un formidable moyen d’exister. C’est bien pour cela que les régimes totalitaires ont tenté (en y arrivant souvent partiellement) de briser cette liberté de la composition musicale et artistique en brisant l’existence même des artistes comme des individus de leur société despotique. Mais bien souvent, ne réalisant pas que les artistes trouvent toujours un moyen de contourner la dictature, ils ont oublié, dans une large mesure, que la liberté de l’interprète, une fois dans sa musique, parvient à transmettre sa joie autant que sa douleur. Il est remarquable, en cette optique, d’observer le nombre d’interprètes de tout haut vol dans les pays totalitaires (U.R.S.S., en particulier).

 

La liberté face à l’exécution d’une œuvre quelle qu’elle soit permet donc à l’âme de clamer sa liberté intérieure, même quand la liberté de la vie réelle n’est qu’un rêve.

2 commentaires sur “La liberté

  1. Oui, vous avez raison. Mais cette privation de liberté physique conduit inévitablement à une fuite vers la liberté de l’esprit. Les dictateurs (russes et autres) ont toujours cherché les moyens de détruire cette liberté intérieure (Chostakovitch dit qu’à un moment de son existence, il avait même peur de penser de peur qu’on ne l’entende, ce qui témoigne d’une véritable privation de la liberté intérieure).

    Face à la création, je ne suis pas sur que la liberté soit un facteur de danger (même si on sait que les créateurs ont souvent été moins libres que d’autres (misère, maladie, oppression, manques affectifs, …). Mais la liberté est-elle possible? N’est-elle pas, en réalité un concept très relatif et profondément personnel? Il y a des gens plus libres dans des dictatures que dans le monde dit libre! Ce qui change, c’est le type de création. Comme vous le dites, la création peut être une réaction à la société ou simplement une vision du monde qui n’est d’ailleurs pas obligatoirement contestataire. On pourrait en parler bien longtemps…sans arriver à faire le tour de la question!

    Mais la liberté que j’évoquais dans mon texte est celle des interprètes qui doivent se libérer des contraintes techniques de leur instrument pour, justement gagner la liberté d’être vraiment créatif. C’est le même mécanisme.

    Quant à Lera Auerbach, je ne la connais pas du tout, mais je vais aller jeter un oeil…et une oreille sur son site. Merci pour la piste.

  2. N’est-il pas significatif que l’URSS totalitaire ait engendré tant de musiques de qualité (Schostakovitch bien sûr mais aussi Schnittke, Silvestrov, etc)?
    Quand la liberté vient à manquer, c’est la résistance qui prend le relai, du moins chez les plus courageux. Or toute oeuvre d’art doit cultiver sa part de résistance (pas forcément à la dictature mais à la mode, au conformisme ambiant, à la tentation de l’argent,…).
    En Russie, la liberté revient (enfin tout est relatif !) et que constate-t-on ? Ce pays a perdu son hégémonie musicale (je parle composition non interprétation).
    Bien sûr, on trouve d’excellents compositeurs dans la nouvelle génération mais pas plus qu’ailleurs (alors que sous la férule du camarade Staline …).
    Dans la nouvelle génération, je recommande Lera Auerbach. Elle a déposé sur son site des « live » de ses oeuvres. Qu’en pensez-vous ? http://www.leraauerbach.com/content/compositions_listen.html

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