J’ai beau prendre la parole en public plusieurs fois par semaine depuis bien des années, je ne considère jamais cela comme un acte banal et routinier. C’est vrai qu’avec le temps qui passe et une certaine expérience de l’exposé musical, on acquiert de nombreux réflexes qui, une fois la matière à présenter dominée (l’est-elle jamais ?), le trac négatif, celui qui vous paralyse et vous empêche de penser et de vous exprimer correctement, s’estompe largement. Cela ne veut nullement dire que plus rien ne pose problème.
Vienne à l’époque de Beethoven
Il en va, de l’explication d’œuvres musicales, comme de tous les types d’interventions orales. Il faut absolument garder une modestie face à l’œuvre qu’on présente. L’œuvre prime avant toute autre forme de propos. Il faut rester conscient que les chefs d’œuvres de la musique ou de l’art ont été réalisés par des génies inspirés et que leur propos dépasse, et de loin, ce qu’on peut en dire par la parole. Le verbe est toujours trop faible pour le langage de l’œuvre qui va bien au-delà de notre langage articulé le plus subtil. L’œuvre s’adresse à notre âme. C’est bien cela que l’intervenant doit garder à l’esprit en se mettant absolument au service du compositeur et de son œuvre. Cette certitude conditionne mon travail depuis des années et à chaque intervention, je cherche à trouver les mots qui peuvent toucher chacun sans m’imposer dans le ressenti des auditeurs. La conséquence de cette quête (c’est comme cela que je la nomme) est un travail permanent sur l’œuvre et une révision complète de la partition et des données historiques en préparation à chaque séance.
Funérailles de Beethoven à Vienne en 1827
Les œuvres nouvelles (pour lesquelles je n’ai pas encore fait de présentation, et elles sont beaucoup plus nombreuses que les autres), je les étudie parfois pendant plusieurs années avant de les présenter afin de les assimiler, de les faire (modestement) miennes. Seulement alors, je projette d’en parler publiquement.
Mais il y a des œuvres qui sont d’une telle ampleur historique, musicale et philosophique qu’on a beau les avoir travaillées depuis plus de vingt ans qu’on a l’impression de ne pas être capable d’en restituer l’essence. Je pense en particulier à la Neuvième symphonie de Beethoven que je présenterai cet après-midi pour conclure la saison des conférences de la Fnac de Liège.
Il faut dire que le projet est de taille et que j’ai longtemps hésité à la mettre au programme. Ce n’est pourtant pas la première fois que j’aborde ce « monstre » lors d’une conférence, je dois bien l’avoir déjà fait une dizaine de fois. Mais à chaque fois, je me sens démuni et tout petit face à l’ampleur du propos. Comment synthétiser une œuvre comme celle-là en deux heures quand on sait qu’elle dure plus d’une heure ? C’est chaque fois le premier défi que je rencontre. Car enfin, la Neuvième, c’est le couronnement de la pensée beethovenienne, c’est, avec les derniers quatuors, la Missa Solemnis et les ultimes partitions pour piano, une œuvre parmi les plus profondes de l’histoire de la musique… et l’une des plus émouvantes aussi ! Comment faire part de mon émotion ? Avec quels moyens rhétoriques ? Avec quelle pudeur et quel respect ? Car les émotions sont avant tout personnelles et ne sont pas nécessairement celles des autres. Comment transmettre toutes les nouveautés stylistiques de la Neuvième et en même temps faire sentir que s’y jouent toutes les idées que Beethoven a en lui depuis toujours. Comment expliquer cette forme très complexe sans entrer dans une analyse théorique peu à propos dans le cadre de telles séances ? Toutes ces questions me hantent tous les jours (et sont valables pour tous les compositeurs).
Symphonie n°9 (début)
Alors, une seule solution … le choix d’options adaptées à l’auditoire et … se lancer dans l’aventure car c’en est vraiment une. Mettre l’accent sur la rhétorique musicale comme outil de perception de l’œuvre et rapprocher l’intention de Beethoven de l’expression sublime de son utopie universelle. Car c’est, à mon sens, le propos premier du compositeur que de développer, en une forme sublime, accessible à tous, son idéal de fraternité entre les êtres sous la coupe d’un Père (Vater) bienveillant. Comment y parvient-il avec tant d’efficacité ? Par une progression initiatique entre qui tend toute l’œuvre ! Le début, c’est la constitution du monde, avec ses intervalles premiers et ses rythmes vitaux dans un ré mineur qui, comme la pensée romantique le proclame, est tinté de la tragédie du destin (pom pom pom pom !). Par le deuxième mouvement qui déploie un scherzo, une danse, comme symbole de la vie et de l’activité humaine … par le sublime adagio qui plonge, lui, au plus profond de l’âme, cette fois, comme une vie intérieure et enfin, last but not least, par le gigantesque final. Symphonie à part entière, il récapitule d’abord les mouvements précédents, accompagné par ce que Wagner appelait la « Fanfare de l’effroi » et les récitatifs comme la torsion tragique de l’homme. De là, naît le fameux thème de l’hymne à la joie qui est d’abord instrumentalement l’objet de variations de plus en plus puissantes. Enfin, la voix humaine (pour la première fois dans uns symphonie !) et l’Ode de Schiller s’imposent en déclamant leurs espoirs de fraternité, le combat qu’il faut mener pour y parvenir (marche turque, militaire), le fameux père bienveillant qui distille religieusement paix et amour et l’explosion de joie ultime dans la vaste coda jubilatoire.
Symphonie n°9 (Adagio) Mouvement 2, début
Ce n’est pas l’endroit ici d’aller plus avant dans une analyse nuancée qui donnerait à ce texte des proportions gigantesques que je ne désire pas. Mais si la Neuvième s’impose comme l’un des sommets de la musique, c’est parce que son propos, son utopie et sa philosophie restent aujourd’hui d’actualité. Ce qui me touche le plus, c’est le fait que ce soit justement une utopie et que Beethoven l’ait tant désirée, comme la plupart d’entre nous, mais qu’elle soit si loin de se réaliser. Tendre vers un idéal, c’est proprement humain, mais s’en éloigner dans la pratique de la vie quotidienne, c’est opérer un décalage entre le désir profond de l’homme et ses actes. C’est d’autant plus tragique que cet idéal est supplanté par des notions bassement matérielles et égoïstes. Beethoven n’avait peut-être pas vu juste. L’Homme n’est peut-être pas celui qu’il croyait et qu’il espérait. Dans l’emploi du mot « Elysée » (Joie, belle étincelle des dieux, Fille de l’Elysée, nous pénétrons avec un ardent enthousiasme, -Ô céleste – dans ton sanctuaire,…), Beethoven, comme Schiller opposaient deux notions. Celle de l’ « Arcadie », paradis perdu, enfoui dans le passé de la civilisation avant sa déstabilisation, comme un monde de l’ordre, du respect et du bonheur et celle de l’ « Elysée » représentant un monde futur, une nouvelle Arcadie, que l’homme par sa vertu doit créer… On est loin du compte !
Symphonie 9, Hymne à la Joie
Des Neuvième, il y en a tant et plus et beaucoup sont extraordinaires. Deux me sont très chères pour des raisons différentes. La première est celle de Herbert von Karajan et l’Orchestre Philharmonique de Berlin (DGG) enregistrée en 1977 (avec A. Tomowa-Sintow, A. Baltsa, P. Schreier et J. van Dam) que mes parents possédaient et qui m’a fait découvrir l’œuvre. Ces premières versions sont souvent déterminantes pour l’image sonore que l’on a d’une œuvre de cette ampleur et je vous avoue que je n’ai pas aimé les autres versions de Karajan.
Plus tard, j’ai découvert de nombreuses versions (confession personnelle, mon père a collectionné les intégrales des symphonies de Beethoven, il en possède plus de quatre vingt !), mais celle de Leonard Bernstein avec le Philharmonique de Vienne (DGG) enregistrée en 1979 (G. Jones, H. Schwarz, R. Kollo et K. Moll) qui allie d’une manière géniale la perfection des viennois et la passion existentielle de Bernstein.