Le Grand Thème

Il fut un temps où les arts et les sciences faisaient partie d’une seule et même discipline. Les arts étaient science et les sciences étaient art… On peut même affirmer que ce n’est qu’à l’aube du XVIIIème siècle que les progrès scientifiques ont vraiment montré que les modèles de l’univers basés sur l’interpénétration des disciplines esthétiques et scientifiques devaient irrémédiablement se séparer. 

Mais si, depuis l’antiquité, l’homme se représente dans l’univers avec sa fonction, son rôle et son immuable destinée, il a voulu rapprocher sa vision du monde avec l’art, la musique en particulier, comme si cette dernière était, de fait, la reproduction audible des proportions de l’univers. Ainsi sont nées les conceptions, déjà évoquées par ailleurs de Musica Mundana (musique des sphères), de Musica Humana (reproduction à l’état humain des intervalles musicaux gérant l’univers comme les rapports entre microcosme et macrocosme) et Musica Instrumentalis (musique que produit l’homme à l’imitation des proportions universelles).


 

Les sphères
 


La musique, dont le nom, provenant des neuf muses, n’est pas réduite à une seule forme d’activité, s’est imposée chez les philosophes grecs antiques comme un résumé de l’univers en utilisant les mêmes mécanismes et proportions que le mouvement des planètes. Pythagore a largement développé ses théories des intervalles musicaux en les appliquant aux calculs qu’il avait fait sur l’astronomie. On peut affirmer que les Grand Thème (la manière dont l’homme relie sa vision de l’univers à la musique) s’est largement transmis à Platon (qui n’est cependant pas aussi féru de musique) et aux penseurs latins (Cicéron). Par delà l’antiquité, le Grand Thème restera d’actualité durant une large part du Moyen Âge. Les pères de l’Eglise comme Saint Augustin et le travail sur les pensées d’Aristote entretiendront encore pendant de longs siècles ces notions de musique des sphères. 


Fludd, Le Temple de la musique


 

Par ses aspects temporels et sa dimension mathématique, la musique fascine aussi les savants de l’ère chrétienne et pourrait, dans certaines traditions mystiques, être la véritable clé de l’univers. L’étude de la musique et des mathématiques était, à part égale, une préparation à la discipline suprême, la philosophie. Mais lorsque l’homme se mit à vraiment changer sa vue du monde par l’étude phénoménologique du monde, on commença à douter que l’art et la science puisse continuer à exister comme deux aspects d’une même discipline. Entre-temps, l’opéra était né et, à la fin de la Renaissance, on considérait encore que la musique venait exprimer l’essence du monde. C’est en ce sens que les débats sur la primauté de la parole ou de la musique ont eu tout leur sens. L’Orfeo de Monteverdi en 1607 regroupait en son sein tous les débats de l’époque. Le texte, s’il doit être clair pour favoriser l’action et la beauté des vers, peut, dans certaines circonstances, passer au second plan. La structure de l’opéra de Monteverdi, comme le montre avec brio Philippe Beaussant (Le chant d’Orphée selon Monteverdi, éd. Fayard, 2002), répond à l’exacte vision de l’univers et de ses sphères superposées. Par ce phénomène, outre la démonstration technique d’un nouveau genre alliant de manière subtile la poésie et la musique, Monteverdi exprimait le monde dans son intégralité. En ce sens, on peut sans doute parler d’une véritable musique des sphères contenant à la fois la structure du monde et toutes les passions et grands affects présentés comme des valeurs de base de l’humanité (Amour, Mort, …).


 

Hermès Trismegiste

Hermès Trismégiste


 

Si de nombreuses traditions hermétiques (inspirées d’Hermès Trismegiste, trois fois grand, Hermès à l’origine du mot Hermétique) se sont encore revendiquées de Pythagore pour expliquer le monde, la démarche scientifique a également fait son apparition. Des théoriciens comme Zarlino ou Vincenzo Gallilei se sont mis à étudier de manière beaucoup plus rationnelle la musique et ses principes théoriques. Ces premiers scientifiques de la musique sont forcés de constater, même s’i
ls refusent encore de l’admettre, que la musique obéit à d’autres lois physiques (on les voit modifier leurs observations pour les faire coïncider avec la théorie de la musique). Le fossé entre musique et science va se creuser de plus en plus malgré les tentatives d’astronomes comme Kepler d’encore relier les deux disciplines (avec des moyens fort douteux).


 

Les sphères de Kepler

Harmonie des Sphères selon Kepler


 

S’il ne fait aucun doute qu’un Jean-Sébastien Bach sera l’un des derniers compositeurs opérant la fusion entre la musique et la science, le Siècle des Lumières trouvera d’autres fonctions à l’art, moins scientifiques et sans doute plus affectives liées aux mouvements de l’âme (le Sturm und Drang, par exemple). Mais la conséquence de l’évolution des sciences se fait surtout sentir avec les romantiques qui, au fur et à mesure des découvertes de taille, revoient complètement leur vision du monde et leur notion de divinité. Ils se concentrent de plus en plus sur l’homme. La musique devient alors l’expression de l’homme, de ses affects et de ses passions qu’il cherche à situer au sein du monde. Le destin tragique de l’homme s’impose dans sa dimension mortifère et tout est mis en œuvre pour chercher une « échappatoire ». Le XIXème siècle ne voit donc plus la musique comme une discipline scientifique, mais comme le moyen de dire l’indicible et d’exprimer tant les angoisses que les issues. Il ne s’agit plus désormais de représenter le monde par la musique, mais d’exprimer l’homme dans sa quête initiatique universelle. L’homme devient alors le centre des préoccupations et le Grand Thème, s’il n’est pas tout à fait oublié (car il peut, dans une certaine mesure être une solution pour l’homme), est devenu surtout l’apanage des scientifiques.  

Est-ce que cela revient à affirmer que Beethoven ne se préoccupe plus de l’univers ? Bien sur que non, mais désormais, c’est l’homme qui doit se situer face à lui et plus simplement se le représenter. C’est la perspective humaine qui prime. D’aucuns considéreront cette démarche comme une décadence des idées, mais ce n’est pas le cas. C’est, au contraire, la preuve de la vitalité de l’homme et de sa capacité à discerner les disciplines de manière plus objectives et à les utiliser pour ce qu’elles sont capables de dire. En fait, la séparation entre les sciences et l’art n’est qu’apparente. Tous les artistes trouveront le dénominateur commun entre ce qu’ils sont et la vision de l’univers de leur époque. 

Et lorsque le Grand Thème sera revu complètement par la science moderne, les artistes en seront des témoins privilégiés. Ils tendront, eux aussi, à ce que leur art soit le reflet de leur temps, comme toujours d’ailleurs. Est-ce à dire que musique et science se retrouvent enfin comme semble l’affirmer certains ? Non, impossible, vu la complexité des disciplines scientifiques, de concevoir une musique qui en serait l’expression juste. Une telle réunion ne pourrait procéder que d’un recul ésotérique qui n’est pas prêt de se produire. Et pourtant, dans les musiques mathématiques de Xenakis, dans les explorations spatiales et temporelles de Ligeti et même dans les balanciers tintinabulants d’Arvo Pärt, on pressent quelque chose de cet univers qui nous enveloppe et nous fait vivre et mourir. C’est bien là que se trouve, encore et toujours, le Grand thème dans toute sa splendeur. Il a juste changé ses applications.


 


 


Pour approfondir cet aspect des choses, je vous propose la lecture d’un ouvrage consacré à ce vaste sujet. « La Musique des Sphères » de Jamie James aux Editions du Rocher est écrit dans un langage assez accessible, il permet de voir comment les sciences et la musique, issus d’un tronc commun de la culture, se sont dissociés au cours du temps et comment, peut-être, ils pourront se retrouver en une alchimie moderne.