Le XIXe siècle français avait quelque peu négligé le piano au profit de l’opéra et de la musique symphonique. Un renouveau semblait s’esquisser dans les concertos de C. Saint‑Saëns et les œuvres tardives de C. Franck.
Personnage discret et quelque peu énigmatique, le compositeur d’origine liégeoise s’installa tôt à Paris afin d’approfondir des études de composition au conservatoire. Titulaire de l’orgue Cavaillé-Coll de l’église Sainte Clotilde, il fut rapidement un personnage déterminant de la vie musicale française et son influence décisive sur la jeune génération (Duparc, Chausson, d’Indy,…) conditionna un style d’écriture particulier.
En effet, C. Franck adopte, dans ses chefs d’œuvre, une écriture cyclique utilisant un thème principal évoluant dans l’œuvre entière comme une « idée fixe ». L’homogénéité qui en résulte renforce l’impression de puissance architecturale et d’équilibre.
Après avoir laissé quelques pièces virtuoses de jeunesse pour l’instrument roi, Franck revient au piano dans les dernières années de sa vie. En effet, deux chefs d’œuvre voient le jour entre 1884 et 1887. Le Prélude, Choral et Fugue, créé avec beaucoup de succès en 1885, et le Prélude, Aria et Final de 1887 constituent une large contribution à la littérature pianistique. Révélant toute la puissance de leur auteur, ces œuvres sont contemporaines des Djinns, pour piano et orchestre et des sublimes variations symphoniques.
Le Prélude, Choral et Fugue est un immense triptyque consacré au renouveau des formes musicales anciennes. Mendelssohn avait, semble-t-il, été le dernier à utiliser la formule typique que Jean-Sébastien Bach avait portée à un niveau de puissance extrême. Ses préludes et fugues pour piano et pour orgue annonçaient non seulement un retour de la musique de Bach après presqu’un siècle d’oubli, mais aussi un véritable intérêt de l’homme romantique pour la variété d’une forme jadis très usitée.
Lorsque César Franck s’en empare, il introduit entre le prélude et la fugue un choral comme Bach l’avait fait dans l’une de ses plus grandes œuvres pour orgue, Toccata, Adagio et Fugue.
La pièce obéit aux lois de l’écriture cyclique. Le Prélude, moderato en si mineur est conçu, selon V. d’Indy, dans le « moule de l’ancien prélude de suite ». L’impression d’introspection initiale introduit le thème principal de l’œuvre. Par divers jeux de modulations, il est exposé trois fois avant d’aboutir à de lourds silences dont le pathos assombrit la conclusion de ce premier volet.
Thème principal du prélude
Un chant douloureux soutenu par une basse chromatique introduit le Choral en mi bémol majeur, « poco piu lento ». Toute cette pièce centrale s’articule autour des trois énoncés du choral harmonisé par de larges arpèges majestueux. Le choral évoque peut-être le thème des « Cloches » que Wagner a élaboré pour Parsifal. Chaque apparition du Choral est suivie d’un retour à la phrase douloureuse initiale.
La Fugue finale est amenée par une longue transition d’abord écrite à la manière d’un récitatif annonçant le sujet de la fugue puis dans un style plus échevelé culminant sur un trait de virtuosité. L’arrêt soudain de l’agitation permet à la Fugue d’entrer à la manière de Bach avant de s’envoler en de complexes développements. Dans une douceur retrouvée, le thème du Choral réapparaît. Le retour du sujet de la fugue permet d’entendre se superposer superbement tous les thèmes de l’œuvre. La péroraison magnifie le tout et transcende les émotions par une incroyable virtuosité.
Sujet de la fugue
La force monumentale qui se dégage de cette grande pièce tient essentiellement à la maîtrise des moyens mis en œuvre. La virtuosité, digne des grandes œuvres de Liszt, n’est jamais gratuite. Elle est au service d’une authentique émotion que seule la possession de moyens pianistiques extraordinaires peut exprimer. Le Prélude, Choral et Fugue, véritable parcours initiatique, dévoile, une fois de plus, l’essence tragique de l’homme romantique. L’œuvre n’aurait sans doute pas été reniée par Beethoven et Liszt bien que Saint-Saëns se refusa à la cautionner. Pour le grand Alfred Cortot, le chef d’œuvre de Franck « ouvre au pianiste qui l’aborde, un vaste champ de méditations qui ont trait, tant au véritable caractère, à l’expression juste qu’il convient de lui donner, qu’aux difficultés techniques qu’elle suscite » Cité par A. de Place dans « Guide de la musique de piano », éd. Fayard, Paris, 1987.
S’il y a de nombreuses versions des œuvres pour piano de Franck, celle de Stephen Hough éditée en 1997 chez l’éditeur anglais Hyperion fait partie de mes disques de chevet. Tant la sensibilité toute romantique de l’œuvre que ces aspects austères et savants sont parfaitement maîtrisés par un pianiste qui, tout en étant assez discret au sein des vedettes du clavier, se jette corps et âme dans cette musique passionnante. A découvrir !