Lorsque l’Orchestre philharmonique de Liège ou l’un de ses membres (en l’occurrence, Jean-Luc Votano, clarinette solo de l’orchestre) sort un nouvel album chez Cyprès, c’est toujours un événement important pour le patrimoine culturel de notre pays. Quand l’enregistrement en question est exceptionnel tant par le répertoire abordé que par la qualité de ses interprètes, il ne faut pas avoir peur de le crier sur tous les toits au risque de paraître parfois un peu partial.
La nouvelle « galette » des liégeois a de quoi surprendre. Elle se consacre exclusivement à des œuvres presque inconnues de Max Bruch et penche sur l’alto et la clarinette. De prime abord, on est saisi par un sentiment de méfiance. Max Bruch est en effet pénalisé par une réputation de compositeur romantique attardé dans la fin du XIXème siècle et réputé comme un compositeur de seconde zone dont la seule œuvre encore digne de figurer au répertoire des concerts est le fameux concerto pour violon et orchestre, dédié, comme celui de son ami Brahms au grand violoniste Joseph Joachim. Il n’en est rien, mais revenons un peu sur ce méconnu du public et des musiciens.
Max Bruch est né à Cologne en 1838 et mort à Berlin en 1920. Il est, à la fois le contemporain de Brahms, de Bruckner, Wagner, Richard Strauss, Gustav Mahler, Saint-Saëns, Debussy et bien d’autres. Ces derniers représentent la nouvelle génération tournée vers le démantèlement des grands procédés romantiques. Bruch, au contraire, né tôt dans le siècle, reçoit l’héritage de Mendelssohn et de Schumann. Son style évoluera peu durant sa carrière marquée par une longévité qui traverse les courants et les styles. Comme c’est souvent le cas pour ces personnages qui mènent une longue carrière, ils sont souvent dénigrés par la jeune génération qui aimerait qu’ils changent leur fusil d’épaule à l’arrivée des nouvelles tendances. Si certains ont réussi de telles prouesses (Haydn en est le cas le plus extraordinaire), d’autres sont restés dans leur langage en pensant, à juste titre, que leur langage n’avait pas encore dit ses derniers mots.
Enfant d’un homme de loi et d’une mère soprano et professeur de musique, Max Bruch obtient dès l’âge de quatorze ans une bourse de la fondation Mozart à Francfort qui lui permet de suivre les cours de professeurs prestigieux comme Carl Reinecke et Ferdinand Hiller. Dans le cadre de ses études, il écrit une première symphonie. Il s’installe ensuit à Mannheim et débute en 1863 une carrière de chef d’orchestre qui finira par le mener à une réputation internationale. C’est à cette époque qu’il compose son fameux concerto pour violon et un opéra, aujourd’hui disparu des scènes et de la discographie, Hermione. Il écrit également de nombreuses musiques vocales religieuses et profanes. En 1880, sa réputation le conduit à Liverpool où il est nommé chef d’orchestre. C’est là qu’il écrit deux œuvres également très connues, la Fantaisie écossaise pour violon et orchestre et le Kol Nidre, méditation pour violoncelle et orchestre inspirée de thèmes de la liturgie juive dite avant le coucher du soleil. Cette mélodie deviendra plus tard une des liturgies les plus courantes du milieu ashkénaze pour la fête de Kippour (source Wikipedia). Durant cette faste période, il épouse la chanteuse Clara Tuczek.
De retour en Allemagne, il dirige l’orchestre de Breslau et obtient, sept ans plus tard, une chaire de professeur de composition à Berlin. Il maintiendra ses fonction dans ce poste qui est une véritable consécration jusqu’en 1910. Il est enfin nommé Docteur en philosophie en 1918 à l’Université de Berlin. Lorsqu’il meurt en octobre 1920 à Berlin, il est conscient que de sa production pourtant abondante, seul son concerto le fera connaître à la postérité. Il admet sa dépendance à la musique de Brahms, même s’il revendique une originalité qu’on lui refuse encore souvent aujourd’hui.
Les œuvres enregistrées sur le cd de l’Orchestre de Liège sous la direction de Pascal Rophé sont plus originales qu’il n’y paraît. D’abord le concerto pour clarinette, alto et orchestre op.88 (1911) dont la première originalité est d’être, à ma connaissance, le seul concerto pour ce type d’effectif. Il fut écrit pour le fils du compositeur, Max Félix qui était bon clarinettiste. C’est encore pour lui que Bruch composera les huit pièces pour clarinette piano et alto qui complètent magistralement le disque. La recherche des sonorités médianes, de la clarinette et de l’alto, était pour le compositeur le moyen d’exprimer le mieux ses états d’âme à l’automne de sa vie (en cela, il rejoint encore Brahms avec ses deux sonates op.120 pour clarinette (ou alto !) et piano et son fameux Quintette avec clarinette.
L’OPL dans la Salle philharmonique de Liège
Le concerto débute par un récitatif tragique de l’alto dans un Andante con moto ponctué par les sonorités marquées de l’orchestre parfois atténuées de longues notes méditatives. La clarinette les rejoint et un superbe dialogue très mélancolique et automnal s’installe entre les solistes. Il se dégage de cette musique une superbe sérénité empreinte de la mélancolie d’un monde finissant. Le deuxième mouvement, Allegro moderato, poursuit le dialogue dans des phrases plus agitées qui évoquent encore Brahms et qui parviennent à une symbiose rentre les trois partenaires. L’orchestre, en effet, se fait plus présent, plus symphonique et joue un rôle de premier plan dans la paraphrase des solistes. L’œuvre se termine alors par un Allegro molto résultant d’un grand appel de fanfares orchestrales qui renouent avec l’esprit de la grande épopée. Les solistes déploient alors toute leur virtuosité dans des traits en triolets de haute voltige. C’est dans cet esprit de reconquête d’un monde ancien que se termine ce très beau concerto juste après un dernier regard vers le passé.
Jean-Luc Votano
La Romance pour alto et orchestre op.85 date de la même époque et est dédiée au premier alto de l’orchestre de Paris. Comme son nom l’indique, cette brève pièce dégage un lyrisme très émouvant. Si elle contribue à donner à Bruch la réputation académique et conservatrice (Mahler mourrait la même année), elle ne peut en aucun cas être taxée d’artificielle. Toute la sincérité expressive et mélodique de la romance témoigne de cette approche que partageait le compositeur avec Brahms, celle de créer une musique pure, dégagée de tout argument narratif extérieur. Pour Bruch, les mélodies, leurs harmonies suffisaient à donner à l’art musical toute sa résonance intérieure. On se laisse bercer par cette musique et on oublie la date de composition pour se laisser transporter au cœur de l’émotion musicale.
Arnaud Thorette
Mais la vraie découverte de ce cd se trouve dans les Huit pièces pour clarinette, alto et piano op.83. La formation, peu usitée dans le monde de la musique de chambre possède cependant quelques antécédents de taille. Le fameux « Trio des quilles » K. 498 de Mozart et les « Contes de fées » (Marchenerzählungen) de Robert Schumann constituent pratiquement tout le répertoire connu pour l’étrange effectif. Toujours destinées à son propre fils, c’est ce dernier qui les joua en public pour la première fois en recevant des éloges de tous les critiques présents. Son je soutenait, paraît-il, la comparaison avec le grand Richard Mühlfeld pour qui Brahms avait composé son grand quintette.
Arnaud Thorette et Johan Farjot
Ce miniatures sont toutes d’une grande intensité expressive et d’une intimité encore bien automnale. Tour à tour, l’esprit de Bruch se révèle lyrique (Andante, n°1), dramatique (Allegro con moto, n°2), inspiré par le folklore d’Europe centrale (Mélodie roumaine, n° 5), apaisé et serein (Nachtgesang, n°6) ou encore mélancolique, sombre et lugubre (Moderato, n°8). Il se pourrait bien que ces pièces de musique de chambre constituent le chef d’œuvre et le testament de toute son œuvre.
Pascal Rophé
Jean-Luc Votano (clarinette), Arnaud Thorette (alto) et Johan Farjot (piano) ont trouvé le juste ton pour nous faire sentir toutes les subtilités de cette musique. Cohésion parfaite, sens du phrasé impeccable, clarté des lignes et des contrepoints, dynamique d’une richesse de dégradés exceptionnelle, bref, toutes les qualités qui permettent de porter les confessions intimes de cet homme de 72 ans au rang d’universalité. Dans le concert et la romance, l’orchestre est conduit tout en finesse par Pascal Rophé, un peu inattendu dans ce type de répertoire. Son expérience de la musique contemporaine et son
excellente connaissance des musiciens liégeois lui permettent d’aller au-delà d’un accompagnement conventionnel pour faire surgir de la phalange le juste soutien et les couleurs du romantisme. La romance est à ce titre un merveilleux exemple des superbes sonorités que peut distiller notre orchestre. Bravo ! Une vraie découverte !