Avec le début du troisième trimestre, les activités repartent de plus belle… les conférences aussi. Ainsi cet après midi, je serai à Bruxelles pour une conférence sur Schubert intitulée « Le Promeneur solitaire ». Ce soir, je parlerai du Freischütz de Weber à Nivelles. Une journée bien chargée, mais centrée tout de même sur les débuts du romantisme en Allemagne.
Car de nombreux points communs animent les deux propos. Si Schubert véhicule indéniablement l’image de l’errant solitaire, il développe aussi bon nombre des caractéristiques romantiques. Mieux que cela, il me semble qu’il est, avec Beethoven et Weber, l’un des touts premiers romantiques. Et je ne vous cache pas que je peste lorsque certains ouvrages de musicologie persistent à le considérer comme un classique.
Car il y a chez Schubert les notions profondément romantiques de l’homme face à la nature. Une nature qui devient divinité, capable des plus beaux rayons de soleil comme des plus terribles tempêtes de neige. L’homme qu’il est doit trouver sa place au sein de cette nature et comprendre son rôle. Or ce Schubert est toujours solitaire. Malgré l’entourage des amis ou compagnons qui constituent ces fameuses schubertiades, moralement, il est seul.
Cette errance solitaire, sa maladie, à partir de 1823 et son tempérament assez sombre l’obligent à considérer le passé comme meilleur que le présent et cela toujours et partout. Schubert est l’homme du « jadis ». Tout était toujours plus beau avant. Avant quoi ? La maladie, bien sûr qui l’emportera à 31 ans, mais pas seulement. Chez Schubert, le sentiment du refuge dans le passé conditionne sa musique, celle qui comporte les danses allemandes, les ländler, les valses. Cette musique que l’on pratiquait à la maison, dans son enfance et qui, bien des années plus tard, le réconfortera au plus profond des crises. Observez l’importance des troisièmes mouvements de sonate, ces scherzi dansants qui entourent le trio central, presque toujours une danse campagnarde. Là se trouve son refuge, dans le passé. Une bonne part de ses lieder évoquent un printemps joyeux et un hiver solitaire et froid. Ils reflètent la pensée de l’homme.
Ne l’oublions pas, il composera près de 1000 œuvres dont les deux tiers sont chantées. Schubert, c’est le chant et une prédisposition exceptionnelle à transcender, par la musique, les poèmes les plus insignifiants et les plus sublimes. On y trouve, en effet, tous les thèmes chers à cet homme du début du XIXème siècle.
L’amour, bien sûr, qui est évoqué comme un idéal non accessible. Schubert l’avait d’ailleurs expérimenté avec l’amour de sa vie, Thérèse Grob, et l’échec cuisant de tous leurs projets de mariage.
La mort est sans doute l’un des leitmotive les plus présents dans les lieder. Elle fascine, elle fait peur, mais elle est attirante, incontournable pour ce jeune homme qui, à l’instar de la Jeune fille du lied, crie : « Vas-t’en ! vas-t’en squelette ! je suis trop jeune pour mourir » tout en la désirant auprès du Joueur de vielle à la fin du « Voyage d’hiver ». Elle est là à tous les détours et s’impose à l’homme. Il faut la dompter, apprendre à l’aborder, mais c’est trop tôt.
Et pourtant, ce Schubert est un homme sans avenir. Jamais de projet d’envergure, jamais de reconnaissance de ses pairs. Solitude, errance et mort forment un trio infernal complémentaire. Celui qui ne distingue aucun chemin à l’exception de la mort, ne peut pas avoir d’avenir. C’est bien pour cela qu’il plonge dans le passé, que son regard en arrière est permanent. Alors, tel le Nain du lied (der Zwerg) sa barque dérive, erre à travers l’existence et lorsque, par le plus pur des hasard, un poteau indicateur se présente au voyageur, c’est pour lui indiquer la voie dont personne ne revient. Mais, en fin de compte, n’est-ce pas notre lot à tous que d’emprunter le sens unique de l’existence ?
Schubert, Der Winterreise, Le Poteau indicateur, D. Fischer-Dieskau, G. Moore
Cette question a plus d’importance qu’on ne l’imagine car c’est là que Schubert nous touche dans notre individualité, en fonction de l’image de l’existence que chacun s’est fait par la vie et l’expérience. Schubert nous touche chacun de manière différente, il s’adresse à notre âme la plus profonde et remue tous ces archétypes, car nous sommes tous un peu es errants, tous concernés par l’amour et la mort, et nous avons tous des souvenirs qui nourrissent notre mémoire. Nous sommes finalement si proches de lui.
C’est là aussi que Schubert se distingue de Beethoven qui est, lui, animé d’un sentiment universaliste. Une utopie prodigieuse… imaginez que tous les hommes seraient frères et se donneraient la main comme Schiller le dit dans l’Ode à la joie… j’ai, hélas bien dit utopie, car on en est loin ! Cette expression de l’universalité beethovénienne est pourtant archétypale. Au fond de nous nous ressentons la parenté avec les autres êtres humains. Beethoven nous touche donc par ce que nous avons en commun, l’humanité. Ce n’est pas pour rien que les hymnes peuplent sa musique et que l’Hymne à la joie a été choisi pour être le symbole de la Communauté Européenne. Ce n’est pas un simple caprice de politicien, mais l’émanation d’un véritable sentiment de communauté. L’optique de Beethoven est, forcément, plus positive que celle de Schubert. La lutte et la force avec lesquelles Beethoven défie le destin de l’homme n’a aucun équivalent chez Schubert qui, malgré ses révoltes, ne possède pas l’énergie de son aîné. Deux facettes complémentaires du premier romantisme, donc.
Beethoven, Final de l’Hymne à la Joie, Wiener Philharmoniker, dir. L. Bernstein
Mais il reste ce Carl Maria von Weber (1786-1826), dont on ne parle pas assez souvent. Exact contemporain de Beethoven et Schubert, il va réussir là où les deux autres se sont cassé les dents, dans l’opéra. Le Fidelio de Beethoven, avec ses grands principes utopistes, n’avait pas rallié le public allemand à sa cause, au grand désespoir du compositeur. Schubert avait bien tenté un compromis entre l’opéra allemand issu du singspiel mozartien et l’art italien, mais sans grand succès. Qui se souvient encore d’Alfons und Estrella, de Claudine von Villa Bella ou de Die Verschworenen oder der häusliche Krieg (les Conjurés ou la Guerre domestique) ? Et même Fierrabras qui a pourtant bénéficié de quelques enregistrements semble avoir quasiment disparu des scènes et des faveurs du public. Il faut signaler que les italiens régnaient en maître en déployant, à travers toutes les provinces germaniques leur art du bel canto. Et même si la Flûte enchantée de Mozart avait recueilli un succès considérable dans la dernière décennie du XVIIIème siècle, l’œuvre atypique n’avait, jusqu’alors, pas encore inauguré un opéra allemand digne de ce nom.
C’est donc bien à Weber que l’on doit cette avancée considérable. Le succès de son Freischütz fut considérable dès sa création à Berlin en 1821. Et en effet, l’œuvre rassemblait de nombreux aspects que Beethoven et Schubert abordaient dans leur musique. En les plaçant sur la scène, Weber offrait aux spectateurs ce qu’ils attendaient. Une intrigue mettant en œuvre la nature, l’amour, le défi, les notions de double, de bien et de mal, de magie et des scènes fantastiques, voir diaboliques. Il entourait ces ingrédients de vielles légendes allemandes connues du public et offrait une musique faite à la fois de chansons populaires réelles ou imitées et de vraie musique dramatique. Les effets orchestraux, particulièrement saisissants dans l’ouverture, dans le final du deuxième acte (La Gorge-aux-Loups) et dans de nombreuses autres parties rendaient à l’orchestre une fonction scénique intense. Il devenait un vrai personnage qui commentait, annonçait ou rappelait les événements scéniques. Il procédait d’ailleurs en joignant des thèmes aux personnages, embryons des leitmotive wagnériens. Mais en plus, Weber savait utiliser toute son invention mélodique en proposant des airs que la rue entière reprendra comme morceau à la mode. Ainsi, le poète Heinrich Heine constate, non sans amertume que la « Couronne virginale », chanson populaire du troisième acte a envahi les rues, les écoles, les magasins et même son propre esprit : « … je suis poursuivi de l’aube à la nuit par ce chant… Mon crâne bourdonne, je n’y tiens plus … » (1822). Avouons que sa mélodie simple et répétée peut devenir envahissante et agir comme un ver musical dont on ne parvient pas à se débarrasser.
Weber, Der Freischütz, Acte 2, Scène finale « La Gorge-aux-Loups », première partie
Le succès de Weber tient à cette recette miraculeuse teintée d’un génie exceptionnel. L’homme, cousin germain de Constance Weber (Madame Mozart) a débuté sa vie d’artiste dans l’instabilité générée par un père voyageur, dépensier et malhonnête. Fuyant de ville en ville les créanciers et la prison, le père Weber donne à son talentueux fils une éducation aventureuse. Puis, en héros assagi, il deviendra un compositeur d’une rare stabilité et se posera chez le Roi de Saxe comme Kapellmeister en 1816. Désormais directeur de l’Opéra de Dresde, il rendra à la ville le prestige musical exceptionnel qu’elle avait perdu depuis plusieurs décennies. Il y compose ses trois chefs d’œuvres lyriques, Der Freischütz, Euryanthe et Oberon. C’est encore à Dresde que sa dépouille sera ramenée en 1844 pour être saluée par Richard Wagner comme son ancêtre spirituel. Wagner se souviendra avec émotion du Freischütz en en réutilisant des bribes dans le fameux concours de chant de la Wartburg dans Tannhäuser.
Weber, Der Freischütz, Acte 2, Scène finale « La Gorge-aux-Loups », deuxième partie
On le voit, le trio de choc des premiers romantiques allemands apportent chacun leur eau au moulin pour créer, dans la continuité du dernier Mozart et de Haydn, une nouvelle vision du monde, complète, riche et profondément spirituelle. La perche est donc tendue à la génération de 1810, celle de Mendelssohn, de Schumann et de Wagner. Le premier romantisme était né par trois génies exceptionnels, Beethoven, Schubert et Weber.