Les personnalités de Debussy, Ravel, Schoenberg et Stravinsky ont rapidement suscité, au début du XXème siècle, une quantité impressionnante d’imitateurs plus ou moins doués. Mais en marge de ces courants esthétiques qui se voulaient modernistes, d’autres musiciens, indépendants et souvent décriés, continuent à puiser dans le romantisme une originalité que notre époque commence à reconnaître.
En France, le culte de César Franck avait été entretenu par ses derniers élèves. Si on connaît évidemment le rôle de Vincent d’Indy en la matière, nos oreilles ont bien souvent oublié d’écouter les œuvres de Guy Ropartz (1864-1955), Gabriel Pierné (1863-1937) ou Charles Tournemire (1870-1939). Il faut dire que l’enseignement rigoureux de la Schola Cantorum qui véhiculait les techniques franckistes (écriture cyclique, chromatisme dense, …), vouait une admiration sans borne à Wagner, ce qui, à la fin du XIXème siècle en France, n’allait pas sans poser quelques problèmes aux défenseurs d’une musique nationale dépouillée de ses atours germaniques.
Le plus glorieux élève de cette Schola est Albert Roussel (1869-1937), grand musicien encore largement méconnu dont le talent a été plus apprécié en Allemagne et en Angleterre que dans son propre pays. Roussel était né à Tourcoing, dans le nord de la France, à la frontière avec la Belgique. Proche du Hainaut et de la Flandre, il a grandi dans une famille aisée spécialisée dans les tapis et les tentures. Ayant commencé ses études musicales sur le tard, cet ancien officier de marine a été considéré longtemps comme un amateur, malgré son indéniable talent et ses fonctions de professeur à la Schola Cantorum. Plus tard, ses premiers admirateurs le trouveront trop savant et les jeunes musiciens de l’entre-deux-guerres croiront découvrir en lui un génial novateur.
La première partie de son œuvre est d’essence franckiste mais se combine avec la profonde admiration qu’il avait pour Debussy. L’œuvre la plus connue de cette époque est le ballet Le Festin de l’araignée op. 17 de 1913. C’est la pièce la plus populaire de Roussel, surtout connue par la suite d’orchestre tirée du ballet. Orchestration transparente, finesse mélodique, travail important sur la rythmique et richesse harmonique extraordinaire rapprochent ce chef d’œuvre d’une forme d’impressionnisme musical riche en couleurs. La forme musicale issue de la rigueur classique et la sensualité générée par les courbes et les timbres trouvent y trouvent un équilibre parfait. De cette époque, date également la remarquable première symphonie, sous-titrée le Poème de la forêt, en quatre brèves parties d’une formidable richesse.
Ce que Roussel nommait lui-même la deuxième partie de son œuvre culmine avec une nouvelle musique de scène, l’opéra-ballet Padmâvati, composée pendant la guerre, entre 1914 et 1918 et créé à l’Opéra de Paris en 1923. L’œuvre s’appuie sur une légende recueillie lors d’un voyage en Inde. Cette histoire qui mêle les aventures guerrières et l’amour d’une reine d’une beauté envoûtante permet à Roussel d’aborder l’expression musicale de la violence guerrière (la guerre n’y est sans doute pas pour rien) au début, la désolation funèbre au deuxième acte et la lumière et la paix retrouvées à la fin. Cette œuvre est un véritable sommet dans la production du compositeur. Le travail harmonique y est plus audacieux et plus âpre. Le langage musical combine les influences des gammes hindoues avec l’expression occidentale sans jamais donner, et là se trouve le tour de force, une impression d’exotique « couleur locale ».
Mais c’est à partir de 1926 que Roussel trouve son mode d’expression définitif ou sa troisième période créatrice. Il s’oriente alors vers un art plus sévère, plus linéaires aux grandes phrases caractérisées par une ambigüité modale (mélange de gammes et d’échelles sonores jetant le trouble sur l’identité tonale et/ou modale de sa musique) très expressive. Un approfondissement des textures du contrepoint crée une densité remarquable.
C’est l’époque de ses plus grands chefs d’œuvres comme le fameux Psaume 80 (1928) pour ténor, chœur mixte et grand orchestre sur un texte anglais (qu’il adaptera plus tard en français). Cette fresque sonore d’une vingtaine de minutes est l’une des plus puissantes architectures du compositeur. Il traduit la révolte du peuple d’Israël abandonné par son Dieu après ses péchés et ses crimes, exposé à la risée des nations. L’ambiance y est donc parfaitement tragique. Survient une prière pour le retour et le pardon de Seigneur. L’œuvre se termine par l’humilité du peuple promettant de ne plus s’écarter du droit chemin. La fin, en pleine paix, proclame : « Fais briller ta Face, et nous serons sauvés ». Roussel, qui était agnostique, met l’accent sur le drame humain plus que sur les aspects théologiques. Très impressionnant, le Psaume 80 montre la maîtrise du compositeur, à l’aise dans le propos dramatique autant que dans les techniques d’écriture qui trouvent, dans la fugue finale, toute la mesure de sa force créatrice.
Les Troisième et Quatrième symphonies figurent, elles aussi en bonne place dans les manifestations du style tardif de Roussel. Pourtant, c’est probablement le ballet et les deux suites qui en sont tirées sur le sujet de Bacchus et Ariane (1931) qui restent les œuvres les plus achevées de cette dernière période de maturité. Sujet mythologique, le ballet repose sur l’épisode qui voit Ariane abandonnée par Thésée dans l’île de Naxos. Tout le style décrit plus haut y trouve un accomplissement remarquable.
De nombreux détracteurs reprochèrent à Roussel son néo-classicisme (comme on le fit d’ailleurs à Stravinsky à la même époque !) et dénoncèrent un « martèlement rythmique monotone au nom du retour à Bach » à l’époque où le modernisme s’affichait dans la musique purement atonale. Les partisans d’une musique plus duce lui reprochèrent au contraire ses dissonances agressives résultant de l’usage de la polytonalité et le refus des séductions harmoniques faciles. En fait, Roussel n’était pas un novateur, mais il réfléchissait sur le rôle expressif de la musique. Chacune de ses audaces, chacun de ses contrepoints classiques, toutes ses mélodies infinies, ses harmonies fluctuantes, bref tout son style sert l’expression. L’œuvre exprime le compositeur, les romantiques ne l’auraient pas désavoué, c’est là sa réussite.
Je reviendrai bientôt avec une analyse d’un poème symphonique de sa première période, Résurrection, ainsi que, un peu plus tard, avec un texte sur Bacchus et Ariane. Cette introduction avait donc pour but d’introduire un compositeur peu présent au disque même si quelques labels comme Naxos (les œuvres orchestrales par le remarquable Royal Scottish National Orchestra, dirigé par Stéphane Denève que nous connaissons bien à Liège) ou Timpani (Orchestre philharmonique de Luxembourg, dirigé par Bramwell Tovey) et au concert (l’OPL avait donné le Psaume 80 il y a quelques années si mes souvenirs sont bons…). Albert Roussel mérite une reconnaissance plus grande que cela…
A suivre…
Autre merveille de Roussel Evocations….poème en trois partie avec solistes et choeurs. Il y a eu une superbe et unique version Plasson (EMI)