Né en 1685, la même année qu’Haendel et Bach, Domenico Scarlatti passa la première partie de sa vie dans l’ombre de son père Alessandro Scarlatti, musicien très renommé et principal promoteur de l’opéra napolitain. Claveciniste virtuose, compositeur d’opéras, musicien de Cour ou d’Église, il ne parvint pas, cependant, à se fixer durablement et à faire carrière dans une des cités italiennes, férues de musique, d’opéras, surtout, où le menèrent ses pérégrinations : Naples, Rome, Florence, Venise…
Quelques années avant la mort de son père, il s’installa au Portugal pour y devenir le maître de clavecin de Maria Barbara de Bragance, princesse royale, fille aînée du roi Jean V du Portugal, qui devait épouser en 1729 l’héritier de la couronne d’Espagne, futur Ferdinand VI. Il suivit son élève à Séville puis à Madrid et Aranjuez. C’est là, au service privé de la maison de Maria Barbara, qu’il devait terminer sa vie, ayant composé les quelque 555 sonates pour clavecin d’une originalité exceptionnelle et, pour la plupart, inédites de son vivant qui le posèrent comme un des compositeurs majeurs de l’époque baroque et de la musique pour clavier.
Son œuvre pour le clavecin est unique à maints égards. Un volume inégalé de 555 pièces, dites « sonates » ou « essercizi » représentent plus de quarante heures de musique. L’enregistrement intégral des ces sonates par Scott Ross a nécessité quelques 35 disques compacts ! Cette production représente en volume bien plus que celle de J-S Bach et de F. Couperin réunis pour le même instrument. La qualité musicale de ces miniatures est exceptionnelle, tant dans l’invention mélodique et rythmique que dans la haute technicité de l’exécution. On a parfois l’impression, dans la manière d’écrire pour le clavecin, que le compositeur pressentait les nouvelles capacités du piano.
La forme unique de toutes les pièces qui ne sont identifiables que par le numéro des recensements, et qui constituent donc un tout difficile à cerner et à dissocier, mérite quelques commentaires. Contrairement à Couperin qui nomme ses pièces individuellement et les réunit dans des ordres (suites de danses), et à Bach qui les groupe en cycles distincts tels que les Inventions et Sinfonias, les Suites françaises ou anglaises, le Clavier bien tempéré et bien d’autres encore, Scarlatti utilise le simple nom de sonate ou exercice.
Le style musical de Scarlatti ne ressemble en rien à celui de ses contemporains, même si des similitudes de formes (la forme binaire) se repèrent aisément. Chez Scarlatti, une « sonate » est en fait une pièce de coupe binaire avec reprises (comme les danses de la forme « suite »); cette sonate n’a donc pas le sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. D’un style aisément reconnaissable, ces pièces extraordinaires ont circulé dans toute l’Europe sous la forme de manuscrits et ont assuré à leur auteur une place privilégiée parmi les musiciens de son époque.
S’il connaît le contrepoint et la tradition de ses devanciers, s’il sait intégrer l’influence de la musique populaire espagnole, Scarlatti ne se laisse pourtant jamais enfermer dans un cadre contraignant élaboré par d’autres. Il privilégie la mélodie, intrinsèquement liée au rythme et à l’harmonie qui sont servis par une virtuosité incomparable. Il multiplie les dissonances, les modulations, les ruptures rythmiques, les contrastes mélodiques. Ses trouvailles dans ces domaines sont extrêmement nombreuses et non conventionnelles. Elles renouvellent de façon très personnelle la littérature du clavecin.
Seule une petite partie de son œuvre a été éditée de son vivant. Scarlatti lui-même semble avoir supervisé la publication, en 1738, de son recueil de 30 Essercizi qui sont découverts avec enthousiasme dans toute l’Europe après avoir été imprimés à Londres. Aucune de ses sonates ne subsiste en autographe. Des catalogues ont été dressés par Alessandro Longo (1947), Giorgio Pestelli (1967) et Ralph Kirkpatrick (1982). C’est ce dernier qui est le plus complet et qui est devenu le catalogue de référence de l’œuvre de Domenico Scarlatti. Le « L » ou le « K », parfois les deux, et le chiffre qui suit la lettre témoigne de l’ordre de la sonate dans le classement de Longo ou de Kirkpatrick.
Ralph Kirkpatrick
Mais comment donc se présente une sonate de Scarlatti ? Ralph Kirkpatrick a beaucoup étudié la forme de ses œuvres et en est arrivé à dégager les principes principaux qui fondent cette forme à la fois traditionnelle par son aspect binaire et originale la volonté d’adopter des principes ternaires qui seront ceux de la sonate classique. Nous prendrons comme exemple la sonate en ré mineur K. 141 pour examiner la forme chez Scarlatti.
Scott Ross au clavecin ou
Emil Gilels au piano
L’ouverture (terminologie de Kirkpatrick) de cette sonate en ré mineur consiste en une large phrase en notes répétées. Souple de carrure, elle propose trois sections de trois mesures, un antécédent, un conséquent et un trait conclusif qui abandonne le principe de la note répétée. Originalité d’emblée donc, puisque une phrase normale utilise une carrure de huit mesures ou d’un multiple de quatre mesures. Immédiatement, la couleur espagnole s’impose. La répétition rapide, très difficile au clavecin évoque les castagnettes et le tremolo des guitaristes.
Cette phrase est immédiatement répétée une octave plus bas.
Arrive une transition qui se répartit en arpèges sur les deux mains et sur une large tessiture. La clarté harmonique, la progression limpide de cette musique et son « aération » créent un climat de plénitude totale.
Arrive alors un nouvel élément rempli de trilles (ornements) qui semble conclure ce premier « groupe thématique » sur une demi cadence (cadence à la dominante, donc ici en la majeur). Jusque là, pas de grande originalité par rapport à une forme binaire chez Bach, Haendel ou Couperin.
Mais c’est ici que les choses se corsent. Le retour des notes répétées en une progression ascendante entament le retour à la tonalité principale (ré mineur). Un point d’orgue sur un silence matérialise ce que Kirkpatrick appelle la « crux » (la croix) qui, en fait est le carrefour des modulations et des thèmes. Car l’originalité de Scarlatti est ici, dans l’utilisation d’un deuxième thème à une époque où la sonate et les formes en général sont encore profondément monothématiques. La crux, avec ce qui précède et ce qui suit est sans doute le point culminant de la sonate.
Toujours est-il que le second thème est stupéfiant par ses modulations et l’usage des dissonances. Atteignent les tonalités éloignées, il peut être considéré comme l’un des points culminants de la sonate.
Il introduit enfin la coda qui se déploie, elle aussi, sur un nouveau motif, dialogue entre l’aigu et le grave sur un continuum médian. Les croisements de mains, très présents dans l’œuvre de Scarlatti, contribuent au dialogue. La première partie de la sonate se clôt sur les six dernières mesures, grande descente en forme d’arabesque qui plonge dans la partie grave du clavier pour venir se poser sur deux « la » graves et vides laissant supposer toute la gravité de la tonalité de la mineur. Toute cette première partie (A) est reprise entièrement (A’).
Le second volet (B) débute immédiatement par ce que Kirkpatrick appelle de manière très imagée l’excursion. Épisode modulant, paraphrase ou commentaire de la partie en notes répétées initiale. Excursion, le mot est bien choisi pour annoncer cette digression qui nous fait passer dans l’imagerie des gammes andalouses, qui voyage à travers les tonalités aussi éloignées du ton principal (ré mineur) que fa mineur ou do mineur. C’est bien de l’embryon du développement comme nous le trouverons dans les sonates classiques ultérieures qu’il s’agit ici. Scarlatti fait encore preuve de modernité et, à travers ces centaines de sonates, sera bien souvent à la pointe de l’écriture.
Et puis, c’est le retour des notes répétées qui mènent à la « crux », moment de silence surmonté d’un point d’orgue. Mais il ne s’agit pas là d’une réexposition au sens habituel du terme. C’est une véritable réécriture qui comporte une troisième voix, intérieure et expressive et quelques effets rhétoriques à la basse. Mieux, une mesure nouvelle (ms 142) a été insérée pour mieux préparer la fin de l’œuvre. Elle est issue de l’épisode en trille qui concluait tout à l’heure le premier groupe thématique.
Puis c’est la coda qui termine la pièce par une vertigineuse descente en forme d’arabesque. Celle-ci, arrivant au moment où la tessiture musicale s’est encore élargie, permet une triple volute, là où celle qui concluait A était double. Cette partie B est alors reprise intégralement.
S’il n’y a aucun systématisme dans les 555 sonates de Scarlatti, on ne peut s’empêcher de ressentir des procédés qui semblent être récurrents. La forme binaire (A-A’/B-B’) tend à se diviser en trois parties, une exposition, une excursion, embryon du développement et une réexposition. Ce dernier schéma sera celui de l’époque galante et s’amplifiera dans le classicisme et le romantisme. Les audaces harmoniques et rythmiques créent autant de surprises auditives qui génèrent des affects très variés. Les mélodies peuvent flirter avec le chant traditionnel et populaire comme avec l’air d’opéra ou l’esprit religieux. Ce sont ces fantaisies qui créent la variété et le renouvellement continu de ces sonates. Scarlatti est libre.
Mieux, il transcende la technique instrumentale de l’époque et laisse supposer, par son modernisme, par le sous-entendu de nuances de dynamiques, de crescendos et de variété de timbre, l’apparition imminente de nouveaux instruments comme le piano-forte. Si le clavecin convient parfaitement à ces sonates, le piano leur donne une nouvelle poésie, certes anachroniques, qui met en valeur leur modernisme. Celui-ci n’est pas le seul fait de l’écriture. Il est aussi et surtout le résultat d’un état d’âme, celui qui transparaît dans l’art de la même époque et que nous nommons « galant ». Renouant progressivement avec le sentiment que les aficionados de la raison avaient cherché à dissimuler ou à évacuer, Scarlatti fait partie de ces artistes pour lesquels l’œuvre d’art, la miniature, puisque c’est elle qu’il exploite, possède un pouvoir expressif qui va bien au-delà d’un simple geste technique.
En ce sens, il s’inscrit bien plus dans la perspective des fils de Bach que de Bach lui-même. Les allemands parlent de « Empfindsamkeit » pour désigner ce style « sensible » qui cherche à retrouver par la littérature, les arts figuratifs ou la musique le chemin de l’émotion. Cette route sera celle qui conduira, in fine, au romantisme, débordement superlatif des émotions. C’est dans ce rôle charnière tant instrumental qu’expressif que siège d’une manière unique et insolite toute l’œuvre de Domenico Scarlatti. Sachons l’écouter à sa juste valeur.
C’est exact, il s’agit d’une édition pour le piano avec des indications de l’éditeur concernant les nuances de dynamique et celles de la pédale. Scarlatti ne connaissait pas ces indications car il écrivait clairement pour le clavecin. Mais dans les partitions disponibles sur internet, on a rarement des « Ur-text » (partitions originales débarrassées, après une étude critique, de tous les rajouts des éditeurs). On fait donc avec ce que l’on trouve. Le mieux est donc de ne pas tenir compte des nuances écrites, ni des indications de pédale.
Cependant, je crois que la musique baroque peut être interprétée avec des nuances de dynamique. Si le clavecin ne peut pas les réaliser réellement, l’intention était pourtant bien présente chez les interprètes. Le piano est, par nature, anachronique pour les œuvres de la première moitié du XVIIIème siècle. Pourtant, les sonates de Scarlatti, comme beaucoup d’œuvres de Bach, d’ailleurs, se transposent très bien au piano. Mais il faut raison garder et ne pas déformer les pièces. Stylistiquement parlant, les nuances doivent plus jouer sur la finesse que sur la force. Le pédale doit, à mon humble avis, être évitée.
Très intéressant de pouvoir compléter le commentaire avec la partition.
La partition comporte les nuances « p », « f », « sf », des legatos, des ped* et des notes tenues typiques d’une écriture pour le piano.
Tout cela était-il déjà écrit par Scarlatti qui ne doit pas avoir connu le pianoforte?
Sans doute, s’agit-il d’une transcription moderne à la fois pour le piano et pour le clavecin.
Merci pour cet éclaircissement.