En parcourant ma bibliothèque, dimanche après-midi, j’ai remis la main sur un ouvrage que j’avais acquis il y a des années sur une brocante. Je me souviens que le titre m’avait interpellé d’emblée : « Le parfait chef d’orchestre » par Fred. Goldbeck et paru aux Presses universitaires de France en 1952. J’ai toujours été attiré par le métier de chef d’orchestre et fasciné par la somme de connaissances et de maîtrise de soi que le métier demande. En feuilletant l’ouvrage, certes écrit dans une langue un peu désuète, je me suis dit qu’au fond, les choses n’avaient pas vraiment changée en un peu plus d’un demi-siècle et que le métier de chef d’orchestre ne demande toujours pas que des connaissances techniques. Sa présence, sa psychologie, son humanité et son charisme sont autant de vertus qu’il doit posséder. On voit bien, dans notre monde (trop?) technique ce qui manque à certaines personnalités musicales et ce qui fait que d’autres, peut-être moins techniques, communiquent de manière très efficace. Car la musique est un art de la communication. Certains grands communicateurs des mondes politiques, économiques ou spirituels devraient en prendre de la graine… Voici un large extrait du chapitre 5 de cet ouvrage consacré à l’Action de présence.
« Même les rationalistes les plus durs à cuire n’auront garde de nier l’existence et les effets de l’action de présence. Comme à vous ou à moi, certaines gens leur plaisent ou déplaisent à première vue, sans raison raisonnable, et ils savent parfaitement bien que la même histoire, racontée (voire lue dans le même texte) par A ou par B, n’est pas la même histoire. Mais ils refusent de tenir compte de cette action de présence parce qu’elle ne peut se mesurer exactement ; et ils s’en méfient parce qu’ils la considèrent (non sans raison) comme une survivance archaïque de la situation pré-individualiste – lorsque le précieux moi de chacun n’était pas tout à fait sorti de la gangue collective, et participait encore profondément au rythmes de la tribu ou autre communauté.
La présence est en effet chose rythmée et rythmique. Le contemporain avec lequel nous nous entendons dès la première entrevue fortuite, c’est celui dont le rythme s’accorde avec le nôtre. Les rationalistes croient que dans ce cas c’est parce que le contemporain en question parle si bien de Sartre, ou des soucoupes volantes – Mais s’il en parlait selon les mêmes opinions, mais dans un rythme qui leur serait antipathique ils n’en tireraient qu’irritation. L’erreur des rationalistes n’est pas de méconnaitre, mais de sous-estimer l’action de présence ; de la prendre pour un condiment des relations humaines, alors qu’elle en est la chair et la substance.
Dans le cas du chef d’orchestre, ils ont coutume de la désigner par une image vague mais empruntée au domaine scientifique : ils l’appellent son « magnétisme ». Et cela dit, ils s’en tiennent, pour apprécier le maestro, au mesurable, au mètre, aux notes et aux timbres : considérant que le parfait chef d’orchestre, c’est celui qui bat infailliblement toute mesure, ne laisse jamais passer une fausse note et peut donner des conseils de doigté à la clarinette. Ils conviennent volontiers qu’outre cela il est d’une « personnalité fascinante » – et si vous les poussez un peu et qu’ils aient quelque astuce, ils déclareront que les rationalistes, ce n’est pas eux, mais nous qui paraissons vouloir analyser l’inanalysable.
Dès que le chef d’orchestre portugais Pedro de Freias Branco accède au pupitre ; le baromètre est sans nuage : nous entendons déjà l’orchestre transparent et lumineux de Manuel de Falla. Si c’est Igor Markevitch qui entre en scène, nous voici jetés dans l’agitato fiévreux mais précis d’une comédie italienne – le rythme de Rossini. Avec Raphael Kubelik se présentent du coup les violons, la rhapsodie et le chaleureux entrain tchèques. Au lieu qu’avec Maestro X nous sommes sûrs d’une correction incolore sans surprise, défaillance, ni merci.
Il en est ainsi au gré des rationalistes, par l’opération du magnétisme de ces diverses personnalités. Mais il se trouve que, magnétisme à part, l’action de présence du chef d’orchestre est chargée, aux répétitions comme au concert, d’une fonction technique toute prosaïque mais non moins essentielle, et qui opère d’identique manière (bien qu’à des fins tout à fait dissemblables) avec Pedro, Igor, Raphael, et avec l’inimaginatif Maître X : jouée par un orchestre et un chef bien entrainés, la musique sonne exactement comme le chef l’entend dans sa tête pendant qu’il dirige. Ou, plutôt, non pas exactement (car il serait alors inutile de répéter), mais avec une approximation très étonnante. Même, théoriquement, le chef idéalement parfait conduisant l’orchestre idéalement parfait se pourrait dispenser de toute répétition : l’image de l’œuvre dans l’imagination du chef et l’exécution réelle coïncideraient immédiatement – et cela même si l’interprétation voulue par le chef était contraire aux habitudes de l’orchestre. Mais dans la pratique courante, où les choses ne sont pas idéales, sur 100 choses que le chef veut obtenir, il en obtient 99 par son action de présence, et 1 par d’autres moyens. Caractère des attaques et du tempo, phrasé, accents discrets ou appuyés – tout ce qui ne peut se mesurer : que le chef entende polyphoniquement, ou par accords compacts – comme dans un conte de fées, son désir sera accompli sur l’heure. S’il entend gros, cela sonnera gros ; si son oreille est vulgaire, les violons les plus raffinés joueront avec vulgarité. Son agitation brisera le flegme de l’orchestre le plus flegmatique.
Et si, par trac ou par insuffisante préparation, il faillit à entendre tel passage de sa partition, et si donc il y a des blancs et du brouillard dans son esprit, une exécution avec des instants vides et brouillés en résultera, même avec le meilleur orchestre. Les flûtes et les cordes auront beau s’y mettre de toute leur habituelle virtuosité ; la sonorité de l’ensemble tombera en pièces.
L’équilibre d’un orchestre est une chose étonnante : il doit s’établir tout différemment au concert que dans la salle vide des répétitions ; et pourtant, l’oreille du chef et son action de présence le rajustent immédiatement, et avec plus de précision que n’en obtiendraient les plus méticuleux dosages préétablis et notés. Et ce n’est pas simplement que l’orchestre suit la baguette. La plupart des choses – non pas toutes ! – seraient pareilles si (dans un tempo sans à-coups) le chef d’orchestre, après les premières mesures, continuait à diriger mentalement, sans bouger. Qu’il pense au phrasé de la clarinette – la clarinette phrasera en conséquence. Ainsi les interprétations d’un Mitropoulos sont marquées par la stupéfiante virtuosité mentale de ce chef qui « actualise » le moindre détail des musiques qu’il dirige. Les coins les plus reculés de la partition sont éclairés comme au projecteur, et il est à peu près aussi impossible de ne pas comprendre une œuvre dirigée par Mitropoulos que de ne pas voir les traits de Chaplin dans un « gros plan ».
L’effet technique de l’action de présence joue même lorsque cette action est divisée et quasiment déléguée. Il y a quelques années l’auteur eut l’occasion d’observer ce curieux mécanisme : Un chef et un pianiste, tous les deux de premier ordre, étaient aux prises avec un concerto alors récent, et dont la partie orchestrale est plus difficile que ne le sont en général les accompagnements. L’orchestre était de province, et n’avait pas encore joué cette œuvre, et le chef en question ne l’avait encore jamais dirigée. Il y avait peu de temps pour répéter – on fit juste une lecture, et cela sonnait comme des chats lorsqu’on leur marche sur la queue : le cas semblait désespéré. Mais le chef d’orchestre (qui en avait vu d’autres) demanda simplement au soliste s’il connaissait aussi bien la partition que sa partie de piano ? Et, sur sa réponse affirmative, il lui recommanda de « penser toute la partition » en jouant, et surtout de marquer mentalement toutes les entrées des divers instruments. Au concert, cela marcha mieux que personne n’eut osé espérer.
C’est aux psychologues d’expliquer ce genre de faits, lesquels sont courants, et pas seulement dans le domaine de la musique. Maintes fois, lorsque la conversation est animée, nous entendons à l’avance les paroles qui vont être dites. « J’allais justement le dire ». L’exécution musicale aimante l’attention plus énergiquement que la plupart des sujets de dialogue. Quatre-vingts musiciens se concentrent sur Beethoven, et sur les injonctions de celui qui dirige. Est-il si étonnant qu’ils se laissent amener à « justement dire » ce que pense le chef qui, de son côté, se concentre sur tous les détails de la musique qu’ils son en train de jouer ?
Leonard Bernstein
La présence n’agit pas que de chef à orchestre. Elle agit également en direction inverse – et c’est une des raisons d’être des répétitions, lesquelles servent au chef autant qu’à l’orchestre. Le parfait chef s’inspire de la personnalité collective de l’orchestre qu’il dirige. La sonorité de tel flûtiste nuancera le phrasé d’un maestro sensible à l’électricité orchestrale, – bon conducteur, à la façon des bons paratonnerres ».
Nous l’aurons compris, la présence du chef va bien au-delà de son propos sonore. Il est le vecteur par lequel la musique est vivante, personnelle et donc porteuse d’un message. Cela ne signifie nullement que l’agitation d’un chef est garante de sa qualité, au contraire. Le charisme et l’action de présence ne se manifestent pas par l’agitation. On peut être très efficace dans l’économie de moyens. Richard Strausss disait qu’un bon chef ne transpirait pas sous les bras! On peut, à l’inverse être inefficace en bougeant beaucoup. C’est, finalement, comme dans la vie, le geste, l’attitude et l’esprit demandent un équilibre qui s’obtient par un travail de tous les jours sur soi-même.