Éternel Mozart! (1)

 

Plongé depuis quelques jours dans la rédaction des textes pour le programme de l’Opéra royal de Wallonie consacré à l’Enlèvement au Sérail de Mozart, j’avais mis au programme de mes cours à l’U3A une œuvre éternelle, sublime et intimidante. Le concerto pour clarinette et orchestre en la majeur K. 622 de Mozart (1756-1791) est une œuvre que j’avais tardé présenter. La raison en est simple ; l’émotion qu’elle véhicule me semble bien trop forte pour que les mots de notre langage articulé puissent en rendre compte correctement. Mais n’est-ce pas là le propre des chefs-d’œuvre ?  Alors, brisant audacieusement le tabou de l’œuvre géniale inexplicable et au risque de me mettre à dos ceux qui considèrent que parler de musique est vain et dénature le propos d’un compositeur, je me suis mis à chercher comment rendre compte de la complexité du propos que Mozart nous transmet avec la simplicité de son écriture. Voici, en deux billets, une synthèse forcément incomplète de mon propos.

Ce n’est en effet pas l’analyse de la forme qui peut nous aider à comprendre ce concerto qui obéit aux règles classiques du genre. Finalement, au point de vue de la forme, Mozart n’était pas un novateur (sauf en matière d’opéra). Il suit avec plus ou moins de constance les modèles classiques que Haydn, dans son inventivité exceptionnelle, avait portés à un haut niveau de perfection. Mais Mozart ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui s’il n’avait, d’une manière ou d’une autre, transcendé ces formes là. C’est bien à ce moment que les choses se corsent : comment rendre compte de cette transcendance ?

 

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L’œuvre n’est jamais isolée de son contexte historique, social, politique, affectif,  philosophique ou spirituel. Et surtout lorsque l’histoire a véhiculé des légendes profondément ancrées dans l’imaginaire collectif, il est toujours bon de chercher à revenir à la raison. Mozart a été de longue date considéré comme divin, touché par la grâce de Dieu. Bon nombre de mélomanes gardent encore de l’homme Mozart, une image quasi sacrée, entre le génial gamin sautant sur les genoux des têtes couronnées d’Europe après des prouesses incroyables tant au clavecin qu’au violon et le pauvre génie, malade, abandonné de tous et à la merci de tous, qui termine tristement sa vie dans l’indifférence viennoise. Pauvre Mozart ! Ces considérations romanesques à l’eau de rose, même si elles reposent sur un fond de vérité, dénaturent la vraie pensée de Mozart qui était tout sauf anecdotique. Les biographies anciennes ont éliminé cet aspect de l’homme en le faisant passer pour un individu sans culture, sans intelligence dont le seul mérite était d’écrire une musique géniale. L’homme différent de son œuvre… Cette idée, pourtant très répandue chez les musicologues, je ne peux pas l’admettre. A quoi servirait l’art alors ?

 

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Mozart enfant (vue d’artiste)


 

Les plus connaisseurs me rétorqueront que jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, les artistes étaient au service d’autorités qui commandaient des œuvres. Ces dernières devaient obéir à certains critères exigés par le commanditaire. Le compositeur était au service de la collectivité par l’intermédiaire du commanditaire et n’exprimait que son savoir-faire. Si tout cela est vrai, comment expliquer la puissance toute personnelle de la musique de Bach, un homme pourtant toute sa vie au service des autres ? Non, même dans le cadre d’un service, l’artiste a toujours trouvé le moyen d’exprimer, d’une manière ou d’une autre ses idées. Si elles étaient incompatibles avec celles du commanditaire (qui souvent ne comprenait la musique que très superficiellement), l’artiste cherchait à changer de poste.

Mozart, pour ces raisons, s’en ira de Salzbourg pour tenter la vie indépendante à Vienne. Erreur disent certains ! Non pas ! Choix imposé par une nécessité, celle de se retrouver en tant qu’homme moderne. Le geste d’indépendance mozartien inaugure tous ceux du romantisme. Libre… au risque d’être pauvre, un statut d’artiste.

Mais revenons à notre concerto pour clarinette. Lorsque Mozart inscrit dans son catalogue son unique concerto pour clarinette, Constance, son épouse, est à Baden, ville thermale bien connue. Mozart est seul à Vienne. Il lui écrit le 7 octobre 1791 qu’il vient d’achever l’orchestration du troisième mouvement. Jamais le musicien n’a semblé aussi gai et entreprenant. Jamais le musicien n’a autant parlé de son travail. Quant il commence sa lettre, il revient juste de l’opéra où l’on donnait la Flûte enchantée : beaucoup de scènes ont dû être bissées, le succès est énorme, il semble heureux. La première de la Flûte enchantée avait eu lieu le soir même de la dernière, à Prague, de la Clémence de Titus, succès, là aussi extraordinaire !

Mozart, à deux mois de sa mort, n’était pas malade. La grande gaité, les plaisanteries et l’enthousiasme qui caractérisent cette lettre indiquent bien l’état d’esprit du compositeur. Et voilà que surgit un chef-d’œuvre dont l’intériorité peut sembler inversement proportionnelle à ce que laisse paraître l’homme. La joie ne signifie nullement l’absence de réflexion et l’insouciance. Au contraire. Mozart semble avoir trouvé, dans ses deux dernières années, une clé lui permettant une sérénité exceptionnelle que l’on retrouve dans l’Adagio médian du concerto pour clarinette, dans le Larghetto du concerto pour piano en si bémol majeur (n°27), dans le très bref mais génial Ave verum ainsi que dans la Cantate maçonnique ultime et dans certains passages du Requiem. Cette sérénité, qui tranche avec l’idée habituelle de Mozart permet d’expliquer ces œuvres.

Un constat s’impose. L’année 1790 avait été pauvre en créations. Mozart, pour la première fois de sa vie, avait ralenti sa production de manière tant inattendue qu’inexplicable. Au contraire, l’année 1791 est d’une inouïe richesse. La franc-maçonnerie n’est pas étrangère à tout cela. Elle n’en n’est pas non plus l’unique raison. Je cite le Guide de la musique symphonique (Fayard) : « 1791 : il ne reste à Mozart que quelques mois à vivre. Dans l’immense détresse matérielle qui est la sienne, il travaille sans cesse. C’est l’année des immenses chefs-d’œuvre […] C’est aux environs du 7 octobre qu’est achevé l’orchestration du concerto pour clarinette destiné à Anton Stadler (déjà dédicataire du Quintette en la K. 581) pour lequel Mozart avait ébauché, en 1789, un concerto pour cor de basset, première version du concerto pour clarinette. Cet instrument, l’une des plus belles conquêtes de l’orchestre au XVIIIème siècle, avait déjà un rôle prépondérant dans le Trio « des Quilles » K. 498 composé en 1786, et ses interventions dans la Clémence de Titus paraient certaines arias d’une lumière chaleureuse. Dans le Quintette et le Concerto, que lient de nombreux points communs, Mozart exploite au maximum les possibilités de l’instrument, ses sonorités dont la plénitude n’a d’égale que la tendresse, la souplesse d’un chant qui sait faire oublier la virtuosité. Écrit pour un frère franc-maçon, cette page est bien davantage qu’un acte d’amitié ; et le fait que sa composition précède de peu celle de la Cantate maçonnique Das Lob des Freundschaft (« l’Éloge de l’Amitié ») n’est pas un hasard. Entre la Flûte enchantée et le Requiem, le Concerto pour clarinette est un hymne à la fraternité universelle. »

 

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Mozart, au premier plan à droite, lors d’une tenue de la loge « L’Espérance nouvellement couronnée » en 1790


Le premier mouvement est rempli de l’esprit du Quintette. La tonalité de la majeur rempli l’univers sonore d’une lumière joyeuse dès les premières mesures de l’introduction orchestrale. Après quelques effets en canon et une seconde idée à vocation conclusive qui utilise les procédés du « Sturm un Drang » hérités de Haydn, la clarinette fait son entrée sans théâtralisation. Chantant le thème dans son registre moyen, elle paraphrase au-dessus de l’orchestre avant de changer soudain d’éclairage. Plus triste, sombre et douloureuse, la clarinette semble interrompre le cours du temps et entame un récit rempli de larmes.

 

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C’est ainsi que se déroulera tout ce premier mouvement, en opposant la lumière du jour à celle de la nuit, la limpidité à l’errance. Et même régulièrement, les points d’interrogation suspendus sur les points d’orgue. Dédoublement également, comme pour faire, dans une seule voix, faire percer l’aigu de la voix de Tamino, l’homme questionnant et dans le grave, celle de Sarastro, celle de la sagesse. Allusion on ne peut plus franche à la Flûte enchantée et à son message initiatique.


 À suivre…