Aimez-vous Mozart?

 

Je commençais hier une nouvelle aventure musicale à Liège avec les « Jeudis du classique » de la Bibliothèque des Chiroux avec une œuvre éternelle, sublime et intimidante. Le concerto pour clarinette et orchestre en la majeur K. 622 de Mozart (1756-1791) est une œuvre dont il est toujours difficile de parler. La raison en est simple ; l’émotion qu’elle véhicule me semble bien trop forte pour que les mots de notre langage articulé puissent en rendre compte correctement. Mais n’est-ce pas là le propre des chefs-d’œuvre ?  Alors, au risque de me mettre à dos ceux qui considèrent que parler de musique est vain et dénature le propos d’un compositeur, je me suis mis, une fois encore, à chercher comment rendre compte de la complexité du propos que Mozart nous transmet à travers la formidable simplicité de son écriture.  Voici, réactualisée, mais mon propos a peu changé depuis, la reproduction d’un billet de 2010 où j’évoquais ce chef-d’oeuvre du patrimoine humain.

 

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Il me semblait utile de commencer par la forme de la pièce, histoire de structurer l’écoute des participants, même si le propos est bien au-delà de cet aspect. Le concerto obéit aux règles classiques du genre. Finalement, au point de vue de la forme, Mozart n’était pas un novateur (sauf en matière d’opéra). Il suit avec plus ou moins de constance les modèles classiques que Haydn, dans son inventivité exceptionnelle, avait portés à un haut niveau de perfection. Mais Mozart ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui s’il n’avait, d’une manière ou d’une autre, transcendé ces formes là. C’est bien à ce moment que les choses se corsent : comment rendre compte de cette transcendance ?

 

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L’œuvre n’est jamais isolée de son contexte historique, social, politique, affectif,  philosophique ou spirituel. Et surtout lorsque l’histoire a véhiculé des légendes profondément ancrées dans l’imaginaire collectif, il est toujours bon de chercher à revenir à la raison. Mozart a été de longue date considéré comme divin, touché par la grâce de Dieu. Bon nombre de mélomanes gardent encore de l’homme Mozart, une image quasi sacrée, entre le génial gamin sautant sur les genoux des têtes couronnées d’Europe après des prouesses incroyables tant au clavecin qu’au violon et le pauvre génie, malade, abandonné de tous et à la merci de tous, qui termine tristement sa vie dans l’indifférence viennoise. Pauvre Mozart ! Ces considérations romanesques à l’eau de rose, même si elles reposent sur un fond de vérité, dénaturent la vraie pensée de Mozart qui était tout sauf anecdotique. Les biographies anciennes ont éliminé cet aspect de l’homme en le faisant passer pour un individu sans culture, sans intelligence dont le seul mérite était d’écrire une musique géniale. L’homme différent de son œuvre… Cette idée, pourtant très répandue chez les musicologues, je ne peux pas l’admettre. A quoi servirait l’art alors ?

 

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Mozart enfant (vue d’artiste)

Les plus connaisseurs me rétorqueront que jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, les artistes étaient au service d’autorités qui commandaient des œuvres. Ces dernières devaient obéir à certains critères exigés par le commanditaire. Le compositeur était au service de la collectivité par l’intermédiaire du commanditaire et n’exprimait que son savoir-faire. Si tout cela est vrai, comment expliquer la puissance toute personnelle de la musique de Bach, un homme pourtant toute sa vie au service des autres ? Non, même dans le cadre d’un service, l’artiste a toujours trouvé le moyen d’exprimer, d’une manière ou d’une autre ses idées. Si elles étaient incompatibles avec celles du commanditaire (qui souvent ne comprenait la musique que très superficiellement), l’artiste cherchait à changer de poste. 

Mozart, pour ces raisons, s’en ira de Salzbourg pour tenter la vie indépendante à Vienne. Erreur disent certains ! Non pas ! Choix imposé par une nécessité, celle de se retrouver en tant qu’homme moderne. Le geste d’indépendance mozartien inaugure tous ceux du romantisme. Libre… au risque d’être pauvre, un statut d’artiste. 

Mais revenons à notre concerto pour clarinette. Lorsque Mozart inscrit dans son catalogue son unique concerto pour clarinette, Constance, son épouse, est à Baden, ville thermale bien connue. Mozart est seul à Vienne. Il lui écrit le 7 octobre 1791 qu’il vient d’achever l’orchestration du troisième mouvement. Jamais le musicien n’a semblé aussi gai et entreprenant. Jamais le musicien n’a autant parlé de son travail. Quant il commence sa lettre, il revient juste de l’opéra où l’on donnait la Flûte enchantée : beaucoup de scènes ont dû être bissées, le succès est énorme, il semble heureux. La première de la Flûte enchantée avait eu lieu le soir même de la dernière, à Prague, de la Clémence de Titus, succès, là aussi extraordinaire ! 

Mozart, à deux mois de sa mort, n’était pas malade. La grande gaité, les plaisanteries et l’enthousiasme qui caractérisent cette lettre indiquent bien l’état d’esprit du compositeur. Et voilà que surgit un chef-d’œuvre dont l’intériorité peut sembler inversement proportionnelle à ce que laisse paraître l’homme. La joie ne signifie nullement l’absence de réflexion et l’insouciance. Au contraire. Mozart semble avoir trouvé, dans ses deux dernières années, une clé lui permettant une sérénité exceptionnelle que l’on retrouve dans l’Adagio médian du concerto pour clarinette, dans le Larghetto du concerto pour piano en si bémol majeur (n°27), dans le très bref mais génial Ave verum ainsi que dans la Cantate maçonnique ultime et dans certains passages du Requiem. Cette sérénité, qui tranche avec l’idée habituelle de Mozart permet d’expliquer ces œuvres.

 

 

 

Un constat. L’année 1790 avait été pauvre en créations. Mozart, pour la première fois de sa vie, avait ralenti sa production de manière tant inattendue qu’inexplicable. Au contraire, l’année 1791 est d’une inouïe richesse. La franc-maçonnerie n’est pas étrangère à tout cela. Elle n’en n’est pas non plus l’unique raison. Je cite le Guide de la musique symphonique (Fayard) : « 1791 : il ne reste à Mozart que quelques mois à vivre. Dans l’immense détresse matérielle qui est la sienne, il travaille sans cesse. C’est l’année des immenses chefs-d’œuvre […] C’est aux environs du 7 octobre qu’est achevé l’orchestration du concerto pour clarinette destiné à Anton Stadler (déjà dédicataire du Quintette en la K. 581) pour lequel Mozart avait ébauché, en 1789, un concerto pour cor de basset, première version du concerto pour clarinette. Cet instrument, l’une des plus belles conquêtes de l’orchestre au XVIIIème siècle, avait déjà un rôle prépondérant dans le Trio « des Quilles » K. 498 composé en 1786, et ses interventions dans la Clémence de Titus paraient certaines arias d’une lumière chaleureuse. Dans le Quintette et le Concerto, que lient de nombreux points communs, Mozart exploite au maximum les possibilités de l’instrument, ses sonorités dont la plénitude n’a d’égale que la tendresse, la souplesse d’un chant qui sait faire oublier la virtuosité. Écrit pour un frère franc-maçon, cette page est bien davantage qu’un acte d’amitié ; et le fait que sa composition précède de peu celle de la Cantate maçonnique Das Lob des Freundschaft (« l’Éloge de l’Amitié ») n’est pas un hasard. Entre la Flûte enchantée et le Requiem, le Concerto pour clarinette est un hymne à la fraternité universelle. »

 

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Mozart, au premier plan à droite, lors d’une tenue de la loge « L’Espérance nouvellement couronnée » en 1790

 

 

Le premier mouvement est rempli de l’esprit que Quintette. La tonalité de la majeur rempli l’univers sonore d’une lumière joyeuse dès les premières mesures de l’introduction orchestrale. Après quelques effets en canon et une seconde idée à vocation conclusive qui utilise les procédés du « Sturm un Drang » hérités de Haydn, la clarinette fait son entrée sans théâtralisation. Chantant le thème dans son registre moyen, elle paraphrase au-dessus de l’orchestre avant de changer soudain d’éclairage. Plus triste, sombre et douloureuse, la clarinette semble interrompre le cours du temps et entame un récit rempli de larmes.

 

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C’est ainsi que se déroulera tout ce premier mouvement, en opposant la lumière du jour à celle de la nuit, la limpidité à l’errance. Et même régulièrement, les points d’interrogation suspendus sur les points d’orgue. Dédoublement également, comme pour faire, dans une seule voix, faire percer l’aigu de la voix de Tamino, l’homme questionnant et dans le grave, celle de Sarastro, celle de la sagesse. Allusion on ne peut plus franche à la Flûte enchantée et à son message initiatique.

 

Le fameux Adagio qui suit change de propos. Il nous plonge dans la sérénité de ré majeur. Sur un tapis de cordes, la clarinette énonce une sublime mélodie. Seule la voix humaine pourra encore aller plus loin dans l’émotion. Cette mélodie, ce n’est pas la première fois que Mozart l’utilise. En fait, sa première utilisation remonte à la jeunesse de Mozart et son opéra Lucio Silla K. 135 en 1772. C’est l’histoire d’un amour au sein d’une dictature à Rome. Lucio Silla est un dictateur qui a proscrit le sénateur Cecilio (voix de castrat) qui aime Giunia. Mais Silla veut épouser la même Giunia qui résiste, est emprisonnée, … tout finit bien cependant. Les thèmes développés par le jeune Mozart sont donc ceux de l’amour, du pouvoir et de la morale. A l’acte 3, Cecilio chante un air basé sur notre fameuse mélodie : « Yeux aimés, ne pleurez plus, vus me faites mourir avant ma mort. Cette âme fidèle sera auprès de vous, à vous elle reviendra dissoute en soupirs ».

 

 

 Déjà le Larghetto du concerto pour piano en si bémol majeur (n°27) avait fait entendre cette mélodie, mais alors, elle n’introduisait pas le mouvement lent, elle tenait lieu de second thème et était plus vive et plus bondissante. Ici, elle émerge directement du silence et malgré le tapis sonore, elle est seule, dans la nudité, l’intimité du propos et c’est cela qui nous bouleverse. En observant bien, il est facile de faire le parallèle entre cette mélodie nue et d’autres œuvres ultimes de Mozart. Ainsi le mouvement lent du Quintette avec clarinette est du même ordre, l’Ave verum mentionné plus haut également ainsi que l’air de Sarastro « Ô Isis und Osiris » à l’acte deux de la « Flûte ». Chacune de ses ambiances crée l’émotion sereine, l’apaisement sans victoire, la plénitude infinie ainsi que le renoncement total et l’amour absolu qui en résulte.

 

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C’est bien là que se trouve le fond de la pensée de Mozart. Une synthèse entre sa foi chrétienne et la lumière franc-maçonne. C’est bien le propos des œuvres ultimes. Mozart, qui avait vécu une crise spirituelle extrême provoquée par sa réaction face à l’autorité de l’archevêque de Salzbourg et son propre père avait, à Vienne, laissé de côté cette foi malmenée et la franc-maçonnerie lui avait apporté une nouvelle vision du monde qu’il allait pouvoir combiner avec sa pensée chrétienne. L’opposition des philosophies n’est que superficielles, puisque, toutes les deux, elles prônent l’amour absolu et le chemin sinueux pour y parvenir comme une forme d’initiation.

 

 

Preuve supplémentaire de cette synthèse spirituelle, le thème de l’Ave verum qui n’est autre que celui de l’Adagio maçonnique K. 580 dans lequel la clarinette (cors de basset) joue un rôle essentiel.

 

 

Il est bien utile ici de citer le texte de l’air de Sarastro qui, comme une prière profane, espère la lumière : « Ô Isis et Osiris, accordez l’esprit de la sagesse au nouveau couple ! Vous qui dirigez les pas des voyageurs, assistez les patiemment dans le danger. Montrez-leur les fruits de l’épreuve ; mais s’ils devaient aller dans la tombe, récompensez leur hardi et vertueux essai, accordez-leur le repos près de vous ».

 

 

Le final est alors un rond fait de joie et de lumière retrouvée. La virtuosité y est présente avec une spontanéité extraordinaire et, d’abord, nulle ombre ne vient contrarier le propos limpide de la révélation. Et pourtant, l’homme peut-il être serein et sûr de lui ? Le rondo se double d’un second refrain plus ombragé qui distille ses interrogations … « Et si tout cela n’était que pure balivernes ? » Qui, parmi les hommes, même chez les plus croyants, n’a jamais douté ? C’est l’occasion de recréer des ambiances tempétueuses et agitées.

 

 

Tout est clair, désormais pour Mozart. Quelle maturité pour un homme qu’on disait ignare dans les domaines culturels et spirituels. Comment en serait-il autrement. Pensez-vous qu’un ignare puisse écrire une telle musique ? Mozart n’était pas inspiré par Dieu, mais par ses propres réflexions sur le sens de la vie. C’est pour cela que nous l’écoutons avec tant de joie aujourd’hui encore et que nous le plaçons au-dessus de la mêlée. Son message nous transperce même quand on ne fait qu’écouter sa musique sans réfléchir à son propos. Mozart nous dit la vérité de l’homme. C’est peut-être en ce sens qu’il nous laisse entrevoir ce qui pourrait être Dieu, un absolu désincarné au dessus de toute préoccupation égoïste et intéressée.

 

 

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 Suggestion d’écoute… (version utilisée pour la conférence)

 

 

3 commentaires sur “Aimez-vous Mozart?

  1. Encore moi, vous parlez de la Flûte Enchantée, j’ai eu le bonheur de la découvrir à la Monnaie, j’avais 10 ans, un enchantement, c’est le cas de le dire, et ainsi débuta ma longue »carrière » d’admiratrice-spectatrice, j’ai + de 70 ans et je continue encore ma passion, Opéras, Concerts, à Liège, à la Monnaie, à l’étranger et la Flûte, j’ai dû la voir une dizaine de fois, toujours avec la même joie…j’ai passé le virus à ma fille et maintenant à mon petit-fils de 9 ans, qui s’est lancé dans l’étude du violon, le petit de bientôt 4 ans va déjà à une initiation à la musique, il va suivre les traces de son frère. Avec toute ma sympathie.

  2. Bonjour Jean-Marc,
    Qui ose dire qu’il n’aime pas Mozart????Qu’il se fasse connaître!!!J’aime beaucoup votre blog que je consulte souvent, étant passionnée de Classique/Opéra, c’est un plaisir de vous lire. Merci et très bonne journée à vous…en musique, en bonne musique Christiane

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