Tous les chemins mènent à…

Aujourd’hui, pris par la préparation de plusieurs cours et conférences, j’avais juste envie de partager une nouvelle fois ce billet, rédigé il y a bientôt trois ans, à propos de la célèbre Chaconne extraite de la deuxième Partita pour violon solo BWV 1004… histoire d’encore et encore admirer le génie de Bach vers qui tous les chemins semblent mener… Bonne lecture!

Jean-Sébastien Bach a compose ses sonates et partitas pour violon solo pendant son séjour à Cöthen entre 1717 et 1723. Dans cette cour calviniste où la musique religieuse n’occupait qu’une bien modeste place, toute son activité pouvait se concentrer sur la musique instrumentale dont le Prince était friand. C’est là que virent donc le jour les fameux Concertos brandebourgeois et le premier livre du Clavier bien tempéré.


 

Bach


Mais les œuvres pour violon et peut-être plus encore celles pour violoncelle seul sont particulièrement nouvelles dans leur conception. Instruments monodiques par essence, on n’imaginait pas aisément qu’ils puissent évoluer avec tant d’efficacité sans leur traditionnel accompagnement tenu à l’époque baroque par le continuo. C’est d’ailleurs là la caractéristique première du style baroque, la basse continue. Si des musiciens allemands comme Biber, Walther ou von Westhopff avaient déjà traité le violon dans la forme polyphonique, ils n’avaient pas atteint le niveau exceptionnel que Bach va atteindre. Plénitude, discours dramatique, virtuosité au service de la rhétorique seront les maîtres mots de ces six sonates et partitas pour violon solo (BWV 1001 à 1006). 

Dans la littérature, on admire souvent le fait qu’il n’y ait pas de basse continue dans ces œuvres et que, pourtant, rien ne leur manque. C’est une erreur. La basse continue est bien là, mais intégrée au discours du soliste. Si on examine avec attention l’écriture de Bach, on se rendra vite compte qu’elle est bien présente…à certains moments essentiels du discours. Si nous examinons la géniale et gigantesque chaconne qui referme la deuxième partita (BWV 1004), on comprend le génie de Bach.


 

Bach, Chaconne 1
 


Bien présente dans le thème initial qui sera le support des nombreuses variations de ce monument, on constate que le motif si typique des thèmes de chaconnes ou passacailles est bien présent, rendant toute la structure harmonique et le soutien de la mélodie. Cette basse servira d’étalon à chaque séquence. Mais ce qui est très fort, c’est le fait que, nous ayant habitué à l’entendre pendant tout le début, nous sommes capables de la restituer même lorsqu’elle disparaît ou se réduit fortement à l’essentiel. Bach fait confiance à notre capacité de restituer une direction harmonique malgré son absence apparente. En fait, donc, elle n’est jamais absente, même dans les passages les plus virtuoses proches du fameux « Style fantastique » si cher à Biber. Ses notes sont intégrées aux gammes et aux arpèges déployés avec la plus grande efficacité. La basse continue qui notre écoute consciente, mais s’ancre de manière très forte dans notre oreille permettant ainsi de conserver un équilibre harmonique et polyphonique quand le violon joue de manière apparemment monodique ! 

Cette manière de traiter la basse continue permet au compositeur de mettre en œuvre d’autres caractéristiques de la musique baroque, à savoir le contrepoint et l’ornementation. Ainsi, après quelques variations très denses dans le discours imitatif, la matière semble s’alléger et devenir un flux continu de courbes et d’arabesques (le fameux « stylus fantasticus ») qui s’envolent à la fois vers la virtuosité la plus aiguisée et la spiritualité la plus forte. Après un tiers de l’œuvre, le violoniste entame une série de variations en arpèges (redoutables pour la technique de l’archet et la justesse !)…et là, magie ! L’harmonie si mesurée et verticale des arpèges semble se dissoudre en une superposition d’horizontalités qui font émerger des mélodies inouïes comme par transparence. Cette vision hautement spirituelle rappelle les notions que j’évoquais il y a quelques jours avec la Musica Mundana. C’est comme si, et la phrase est de Goethe à propos de Bach, on se trouvait projeté à l’origine du monde quand Dieu créa l’univers et la terre. Cette transcendance menée à son terme change tout le discours et d’abord sa tonalité.



La chaconne est écrite en ré mineur, tonalité sombre (celle des requiems) et, depuis le début, on sent l’impatience de Bach à vouloir dépasser le thème douloureux initial. A la fin de ces arpèges, une gigantesque arabesque, toute en jubilation, aboutit à la tonalité de ré majeur, soit son contraire (rhétorique de la gloire, de la joie). Mais ce n’est pas une joie profane, c’est un long choral apaisé, qui s’avère être la variante majeure du thème initial modifié, tendre et profondément émouvant, comme une paix intérieure retrouvée. A nouveau, les variations évoluent vers un style plus courbe. Pas pour longtemps. On croit rêver. Bach déploie ici le fameux motif du destin (que décidément, Beethoven n’a pas inventé !). Fatidique et dramatique, il semble représenté, dans ce violon complètement tordu sur lui-même, l’essence de la tragédie humaine, proche des notions mortifères si souvent exprimées dans la musique religieuse de Bach. De nouveaux arpèges, toujours en ré majeur, mais beaucoup plus tendus, comme un dur retour à la réalité, ramènent un ré mineur désespéré. Les dernières variations chercheront à dissiper ces relents tragiques, mais sans y parvenir vraiment. Dans une virtuosité au service de cette douleur, on croit entendre les plaintes de l’homme, son doute mais aussi son aspiration à retrouver la partie centrale si paisible. Rien de tout cela ! Le thème initial revient, avec ses accents de plainte teintés in extremis d’un espoir pour l’homme. La pièce s’achève sur un ré vide, ni majeur, ni mineur…mais tellement symbolique dans son ambiguïté. 

La chaconne est un voyage, tout comme les Variations Goldberg. Un voyage spirituel au cœur de la pensée de Bach qui, non seulement nous prouve la hauteur de sa pensée (si quelqu’un en doutait encore !), mais nous conduit vers les cimes où l’on entrevoit l’éternité. Sans renier sa condition humaine et en l’assumant pleinement, Bach nous fait, encore une fois, partager sa vision du monde. Tragique dans son essence terrestre, il désire nous élever à cette vision céleste sur laquelle chacun, en fonction de sa pensée spirituelle, mettra un nom. C’est là l’universalité de son propos. Si Bach était un luthérien averti et fidèle, sa musique dépasse la confession et dégage une spiritualité que chacun pourra adapter à lui-même. 

Il est étrange que les redécouvreurs de Bach, Mendelssohn et Schumann, aient considéré que les sonates et partitas avaient besoin d’un accompagnement au piano en rétablissant une basse continue « manquante ». Mais nous devons leur pardonner. Ils n’avaient pas, à l’époque romantique, le recul que nous avons aujourd’hui face à cette musique. Pour eux, le violon, et à plus forte raison, le violoncelle ne se suffisaient à eux-mêmes que dans des études de virtuosité (comme les caprices de Paganini, par exemple). Brahms sera obnubilé par cette musique et fera d’ailleurs un arrangement pour piano (pour la main gauche) de la chaconne. 

Le plus spectaculaire, en matière de boursouflure romantique, sera l’arrangement pour piano par Ferruccio Busoni. Mais là, il ne faut plus penser que l’œuvre est de Bach. Elle est résolument romantique et virtuose et correspond plus aux critères des grands virtuoses du clavier. Busoni paraphrase, ajoute des contrepoints, restaure une harmonie que Bach n’aurait pas imaginée. Pourtant, c’est séduisant, époustouflant mais ce n’est plus la spiritualité de Bach. Mais écoutez tout de même…cela vaut la peine.