La force de l’émotion

L’air du temps transite toujours par les œuvres d’art et parvient à faire de ce qui pourrait n’être qu’anecdotique, un témoignage humain inestimable. Il m’est arrivé, à plusieurs reprises, ces derniers jours, d’évoquer le passage entre la Renaissance et le Baroque. La Contre-Réforme et le Concile de Trente (1545-1563) y jouent un rôle essentiel sur lequel je voulais revenir aujourd’hui pour évoquer ce qui, d’un point de vue philosophique et spirituel, avait bien pu gêner les maîtres de l’Église au point de donner de nouvelles règles à suivre absolument.

J’avais illustré le propos avec deux œuvres picturales qui proposent le même sujet, l’Annonciation. La première est celle de Lorenzo Lotto réalisée avant la Contre-Réforme, datée de 1527, l’autre celle de Ludovico Carracci, postérieure aux nouveaux codes de conduite, peinte en 1583. Le demi siècle que les sépare est donc celui durant lequel les sessions de l’important Concile vont prendre place . C’est, purement et simplement la fin de la Renaissance et le début du baroque. Mais les artistes n’ont pas la notion chronologique de l’art, ils s’expriment en fonction des canons de leur époque… et surtout de leur perception des choses. Dès lors, comment ne pas être bouleversé par la singularité toute maniériste de la scène représentée par Lotto ?

21. Lorenzo Lotto Annonciation, 1528 avant Contre-Réforme.jpg

Un rapide coup d’œil sur la toile nous fait vite comprendre que ce qui se trame ici est tout sauf l’épisode contemplatif souvent illustré par les peintres. Le texte l’Annonciation à Marie est relatée dans l’évangile selon Luc chapitre 1, 26-382.

« Au sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth, vers une vierge, qui était fiancée à un homme de la maison de David, nommé Joseph ; et le nom de la vierge était Marie. »

[…] « L’ange salue la Vierge :  » Salut, pleine de grâce !  » […]  » Le Seigneur est avec vous « . »
[…] « L’ange lui dit :  » Ne craignez point, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Voici que vous concevrez, et vous enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il règnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n’aura point de fin. « 
Marie dit à l’ange :  » Comment cela sera-t-il, puisque je ne connais point l’homme? « 
L’ange lui répondit :  » L’Esprit-Saint viendra sur vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. C’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. »

À la lecture Saint Luc, on peut parfaitement comprendre l’émoi de Marie. Dans la toile, loin d’être en extase, elle semble effrayée, tourne le dos à l’ange et semble implorer, prendre à témoin le spectateur. Ses mains témoignent de sa surprise. L’ange lui-même est véhément, cheveux au vent, bras droit en mouvement, sa brusquerie contraste avec le calme de l’intérieur de la maison. Même le chat est effrayé de cette soudaine apparition. On devine ce qui a précédé la scène. Marie devait être occupée à son lutrin, en train de lire la Bible selon la convention picturale et le chat dormait sans doute bien paisiblement quand tout a basculé.

L’ameublement de la demeure témoigne de la modestie et de  sobriété de son habitante. Seuls quelques objets usuels se trouvent mis symboliquement en évidence. Le contraste entre l’intérieur de la maison et le paysage extérieur est saisissant. On y devine un jardin à la végétation soignée, une balustrade et un proche qui font penser à un palais. C’est sans doute de là que la lumière projette sur le sol l’ombre de Gabriel.

Pourtant, la lumière vient aussi de face et Marie semble soudain sous les feux des projecteurs. C’est tant mieux pour nous car cela nous permet de bien voir son jeune et superbe visage ainsi que son regard un peu perdu. La véhémence de la scène est encore renforcée par la présence d’un Dieu le Père particulièrement autoritaire. À plat ventre sur un nuage gris, il est animé par d’un vent fort dont la barbe grise volontaire, les cheveux en bataille et le drapé témoignent avec force. Son regard particulièrement sévère et son geste désigne clairement la jeune fille. Son attitude est ambiguë, il se présente comme le Dieu de la Création, celui de Michel-Ange qu’on voit à la Chapelle Sixtine, mais il en faut peu pour en arriver à croire qu’il tient un arc imaginaire et décoche, tels les Amours des scènes mythologiques, une flèche en plein cœur de Marie incapable, évidemment, de soutenir son regard sur le Père. Ajoutons à cela une certaine sensualité du visage de l’ange… ne dit-on pas qu’ils n’ont pas de sexe ? Décidément cette manière de représenter la scène « cloche » par rapport aux codes appliqués généralement.

Mélange de sacré et de profane, affects et expressions peu conventionnels, mouvement et véhémence dans une scène souvent figée, tout cela est troublant… et a dû troubler les observateurs de l’époque. Cette même sensualité se retrouve dans certaines pièces musicales sacrées.

22. Carrache, Annonciation, 1583.jpg

C’est ce qui a été fait avec notre seconde œuvre. Observez comme ici tout est calme, serein, paisible. Marie prie, avec une application d’enfant proche de l’extase. L’ange est beaucoup plus sympathique et tendre. Son geste est pourtant le même, mais souple, bienveillant. Ici, l’intérieur laisse à peine percevoir une ouverture vers l’extérieur et le seul élément qui nous permet d’appréhender la profondeur du lieu, fort ténébreux du reste, est la perspective des carrelages au sol. La lumière vient des personnages eux-mêmes et, à la place de Dieu, c’est la colombe qui survient, symbole du Saint-Esprit, comme annoncé chez Saint-Luc. Et l’Esprit distille sa douce lumière. Carracci a observé les Écritures et à même éludé ce début de phrase de l’ange « Ne craignez point, Marie,… » qu’avait exploité comme sujet principal de son œuvre Lotto.

L’une et l’autre œuvres sont superbes, puissantes et géniales… mais pour des raisons radicalement différentes. La première exploite l’humanité de la jeune fille Marie comme un prétexte à exposer inquiétude et véhémence face à un Dieu presqu’arbitraire, l’autre joue sur la plénitude que reçoit Marie par l’annonce de l’Ange et la tendresse du moment. Voilà comment la Contre-Réforme a dicté, du moins en partie, les règles du jeu. Mais nous aujourd’hui, ne sommes-nous pas plus proche de cette Marie qui semble mesurer la tragédie qui s’abat sur elle. N’était-elle pas une jeune fille comme beaucoup d’autres ? Être la mère de Jésus…voilà une tâche que Lotto, tout comme nous jugeait sans doute d’une lourdeur terrible… !