Pauvre Crémone…! Pauvre Italie! La souffrance et la mort ont pris la place des luthiers et des violons enchanteurs… Les violons sont les témoins émouvants de nos douleurs et de nos joies!
Aimé de Lemud, Le Violon de Crémone, s.d.
Nicolo Paganini (1782-1840), Duo en la mineur pour violon et guitare op.2 (première partie)
« Emmitouflé dans son manteau de gros drap dont les pans balayaient le sol à chaque pas, l’homme marchait vite. Il se retournait souvent, sûrement pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. À cette heure de la nuit, la ville était déserte. La flèche conique du Torrazzo, le plus haut campanile d’Italie, veillait sur Crémone. Pleine, la lune projetait son ombre jusque sur les dalles de la piazza San Domenico que l’homme pressé traversait en direction de San Niccolo. À ce moment la cloche de la petite église de San Faustino tinta deux fois. Le son en était discret mais d’une incomparable pureté. Chacun, dans une ville où la musique était partout présente, connaissait ce timbre. C’était celui du la. Ce diapason céleste, disait-on, n’était pas pour rien dans le sort de Crémone, patrie de l’harmonie et des luthiers depuis bientôt un siècle […]
L’homme posa sur le banc qui faisait face à la cheminée l’objet qu’il cachait. C’était un violon aux courbes parfaites, sa poignée lisse et étroite, son élégante volute qui protégeait le cheviller, sa chaude et indéfinissable couleur orangée, attestaient son appartenance à une race supérieure. Il n’eut pas besoin d’attiser longtemps le foyer et d’étaler les braises pour que l’instrument roi brille de tous ses feux. Il contempla un moment ces teintes frémissantes puis plaça l’instrument sous son menton en faisant mine de jouer d’un archet invisible. Enfin, après l’avoir encore regardé, il fit, du doigt, vibrer les quatre cordes. La troisième n’était pas parfaitement accordée à la quinte et il ajusta soigneusement la cheville avant d’ébranler à nouveau les cordes qui, longtemps, mêlèrent leur écho au chuintement de l’âtre.
Le visage halluciné de l’homme prit un aspect vraiment inquiétant lorsqu’il saisit le violon et l’éleva lentement pour le présenter au feu, comme une hostie. Quelques paroles inintelligibles sortirent de sa bouche. Était-ce une dernière incantation? Brusquement, il se décida et posa l’offrande sur le lit de braises […]
Il n’en demeura alors qu’un tas de cendres incandescentes. Seule la touche d’ébène et la volute de la poignée sculptée dans le sycomore n’avaient pas brûlé complètement. L’homme laissa l’ébène se consumer mais retira la volute du foyer. Il la jeta dans un coin de la pièce et éclata d’un rire diabolique ».
Jean Diwo, Les Violons du Roi, chapitre 1: Le violon assassiné, édition Denoël, coll. Folio, 1990, p.11-14.