Un jour… Un chef-d’œuvre (122)

«Terribilis est locus iste… »

La Genèse, Le Songe de Jacob, XXVIII.

 

Cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence, inaugurée en 1436 par le pape Eugène IV.

 

Guillaume Dufay (1400-1474), Nuper rosarum flores, Motet pour la consécration de la Cathédrale de Florence en 1436, interprété par l’Ensemble Huelgas, dirigé par Paul Van Nevel.

« Le 25 mars 1436 eut lieu à Florence un événement exceptionnel: la consécration par le pape Eugène IV (1431-1447) de la cathédrale de Santa maria del Fiore dédiée à la Vierge, protectrice de Florence.

Eugène IV, deuxième pape après le Concile de Constance (1414-1418), avait dû fuir Rome à la suite de controverses politiques, particulièrement avec la famille Colonna. Il trouva refuge auprès de Côme de Médicis (1389-1464), premier citoyen de la République florentine et défini par son contemporain, Leon Battista Alberti, comme le type même de l’homme universel, c’est à dire l’homme appartenant à la grande bourgeoisie des affaires, intelligent, courageux, diplomate qui, grâce à sa fortune, cherche à l’imitation des Anciens, l’accomplissement de sa destinée par la quête du savoir. […]

Filippo Brunelleschi avait prévu de tapisser l’intérieur de la coupole de mosaïques dorées, sur le modèle du baptistère situé juste en face, afin de refléter au maximum la lumière provenant de la lanterne. Sa mort, en 1446, met fin au projet et la coupole est finalement simplement enduite de blanc. En 1568, Cosme Ier de Médicis (1519-1574) décide de recouvrir cette couche de chaux brute. Il confie le projet à son artiste officiel Giorgio Vasari (1511-1574). Souhaitant rivaliser avec le défunt Michel-Ange (1475-1564), Vasari choisit le thème du Jugement Dernier pour recouvrir les quelque 4 000 m2 de surface.

Eugène IV était accompagné de quelques fidèles de sa cour par mi lesquels un compositeur originaire du diocèse de Cambrai, Guillaume Dufay (vers 1400-1474), qui après un séjour à la chapelle pontificale de 1428 à 1433, avait rejoint le pape à Florence en 1435. Dufay fut sollicité pour écrire une œuvre musicale, Nuper rosarum flores, destinée à être interprétée lors de cette cérémonie. […]

Nul autre que Guillaume Dufay, respectueux du culte marial, attaché au souverain pontife et proche du cercle médicéen des premiers humanistes qui mettaient leur savoir au service de l’art de gouverner, ne pouvait honorer la commande prestigieuse du motet Nuper rosarum flores.

Et cependant, Dufay dont l’art, en ce premier tiers du Quattrocento, démontre une parfaite maîtrise dans la synthèse des artes novae française et italiennes, exprima sa peur: Terribilis est locus iste (ce lieu est terrible) précise-t-il en incipit aux deux voix inférieures de Nuper rosarum flores. Ne s’identifie-t-il pas à Jacob dont la Genèse (Jacob somnium et visio, XXVIII, 16-17) rapporte la sainte terreur: « Jacob s’éveilla de son sommeil et dit: en vérité le Seigneur est en ce lieu et je ne le savais pas! Il eut peur et dit: Que ce lieu est terrible! Ce n’est rien de moins qu’une maison de Dieu et la porte du ciel. » (en latin dans le texte original, c’est moi qui traduit). Cette frayeur, Dufay l’éprouva dans cette maison de Dieu et sous cette porte du ciel, allusions symboliques évidentes de la cathédrale et de la coupole, au sommet encore ouvert, restructurées et amplifiées par Brunelleschi […].

La structure externe de Nuper rosarum flores est constitué de quatre sections qui, selon l’étude de Ch. W. Warren, correspondent au point de vue numérique aux quatre parties principales de la cathédrale (nef, transept, abside, dôme). […] Quant à la structure interne de ce motet isorythmique, elle est fondée sur quatre voix réparties en deux groupes: le premier, celui des voix supérieures, chante le texte du poème; le second, celui des voix inférieures, comporte l’indication Terribilis est locus iste, source du cantus firmus écrit en valeurs longues et confié à des instruments. Ce second groupe est lui-même dédoublé. En effet, Dufay rompt avec la tradition du cantus firmus soutenant l’édifice polyphonique à la seule voix inférieure. Il innove en confiant cet élément de base aux deux voix inférieures composées dans un style imitatif strict et aéré […] D’autre part, il est remarquable de constater que, tout en conservant le soutien à l’effectif vocal, les voix inférieures ainsi agencées présentent déjà le caractère de musique instrumentale autonome des compositions canoniques de la seconde moitié du 15ème siècle consignées dans les manuscrits florentins de la période de Laurent le Magnifique. […]

Il y eut donc à Florence, en ce 25 mars 1436 lors de la consécration de Santa Maria del Fiore par Eugène IV, un phénomène de conjonction exceptionnel d’expériences artistiques de disciplines différentes, mais toutes animées par la même force créatrice, idéologique et religieuse. Part leur modernité respective, , les œuvres de Filippo Brunelleschi, de Donatello, de Luca della Robbia et de Guillaume Dufay marquèrent l’éclosion de la culture florentine de la première Renaissance, et cela, sous la domination de Côme de Médicis. […] »

Anne-Marie Mathy, La Consécration de la cathédrale de Florence par le pape Eugène IV: Musique, Poésie et Architecture (extraits), Florence, 1993.  

 

La Cantoria (ou Tribune des chantres est un balcon, une tribune élevée destinée aux chanteurs, c’est-à-dire aux membres du chœur professionnel de l’église.) de la cathédrale Santa Maria del Fiore, dont les bas-reliefs sont une œuvre sculptée en marbre de l’artiste italien Donatello (celle du dessus), exécutée entre 1433 et 1439. Initialement placée sur la porte de la sacristie des Messes jusqu’en 1688, elle est en forme de tombeau romain, à colonnettes et comporte des frises de personnages, particulièrement typiques de la représentation du mouvement dans un groupe de putti (angelots) gambadant.

La Cantoria de Luca della Robbia (celle du dessous) exécutée pour le même emplacement initial, et exposée en face de la précédente.

Aujourd’hui, elles sont toutes les deux conservées l’une en face de l’autre dans le musée de l’Opera del Duomo