Début des festivités de ce week-end liégeois consacré à Brahms hier soir à la Salle Philharmonique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ça commençait fort ! Au programme, rien de moins que le premier concerto pour piano avec en soliste Stefan Vladar et la fameuse troisième symphonie, un des « tubes » du compositeur. Pour marquer le côté symphonique du concerto, le programme commençait par la symphonie et se poursuivait par le concerto.
Reprenant tout cela dans l’ordre chronologique, il faut d’emblée signaler que Clara et Robert Schumann avaient remarqué dès leurs premiers contacts avec Brahms que les quelques œuvres qu’il s’était risqué à leur présenter (pièces et sonates pour piano essentiellement) dépassaient le cadre d’une écriture pianistique. Robert avait déjà insisté sur la texture symphonique des premières pièces (Brahms n’avait alors que 21 ans) et lui avait conseillé de travailler la matière symphonique afin de parvenir à la réalisation d’une œuvre de grande ampleur. Intimidé par le passé symphonique de la musique allemande, Brahms avait esquissé une sonate pour deux pianos qui était appelée à devenir le premier concerto.
Ce n’est qu’après la mort de Schumann que le concerto prit enfin une forme symphonique. Son caractère tragique et sa tonalité sombre de ré mineur provient sans doute de la tentative de suicide de son ami et de sa lutte désespérée contre la folie. Il est cependant aussi typique de la musique romantique de la seconde moitié du XIXème siècle. Le piano, soliste à la partie redoutable, est autant un musicien de l’orchestre qu’un soliste à part entière. Ce sera une constante des œuvres concertantes de Brahms. Le concerto peut, par de nombreux aspects, s’assimiler à une symphonie avec un piano obligé, amené à prendre la parole très souvent. En cela, il rencontrait le souhait de Schumann. La matière orchestrale est dense et complexe. C’est déjà celle des doublures, des couleurs nouvelles, des phrases lyriques et longues ainsi que du traitement rythmique original mettant en jeux nombre de syncopes et hémioles si caractéristiques.
Le grand et sombre premier mouvement à trois thèmes ‘Maestoso) déploie toutes les rhétoriques de la tragédie (dramatisme, héroïsme, choral, ambiance orageuse…). L’adagio qui constitue le deuxième mouvement est une des pages les plus inspirées de Brahms. Sans doute en hommage à Schumann, les évocations funèbres et religieuses semblent nous conduire vers un requiem sans voix. Comme dans Ein Deutsches Requiem, c’est la paix et la consolation spirituelle qui semblent régner ici. Le Rondo final est en contraste absolu. Thème populaire, presque rustique et danse s sont au programme. Après les ténèbres et la consolation spirituelle, la vitalité reprend le dessus en une série de variations couronnées par un grand fugato orchestral. Le tout se termine triomphalement dans la lumière et la vie retrouvée.
L’interprétation de Stefan Vladar, de l’OPL et de Louis Langrée souligne ce parcours initiatique. Le pianiste, après un début assez difficile, nous a montré un Brahms tout en finesse. Sa sonorité, plus poétique et subtile que puissante, constitue un atout majeur pour déployer un parcours très émouvant. Le chef donne la juste couleur à chaque trait d’orchestre, à chaque doublure en veillant, sans dédramatiser le propos, à créer la couleur adéquate. Le public suit ces interprètes charismatiques avec l’émotion juste et le sentiment d’assister à un grand moment de musique où la complicité culmine dans le mouvement lent..
Un saut dans le temps de trente ans, un même compositeur, un autre propos. Brahms est alors très connu et les meilleurs musiciens jouent sa musique. Il lui en a fallu du temps pour enfin réaliser le souhait de Schumann, écrire une symphonie. Après s’être libéré de l’ombre de Beethoven dans la première (1876), avoir affiné son style et s’être dégagé apparemment dans la deuxième (1877) des arguments préalables et atteint la musique pure (on a parfois voulu comparer les symphonies « jumelles » à la cinquième et la pastorale de Beethoven), il revient à la matière orchestrale avec un troisième pièce à la fin de l’année 1883. Là aussi, on a voulu absolument la lier à « l’Héroïque » de Beethoven. Pourtant, pas de vrai rapport, si ce n’est dans une certaine ambiance de lutte contre le destin dans le premier mouvement, les affects de Brahms sont beaucoup plus diffus et subtils.
Le deuxième mouvement, un scherzo à peine perceptible est douloureux à plus d’une reprise. Le célèbre troisième mouvement (Poco Allegretto) ressemble à une sereine méditation « automnale ». Le final, sourd et inquiet d’abord, en grande partie en fa mineur, tonalité grave, devient ensuite conflictuel. Faisant appel à des rythmes vifs et des mélodies tranchées qui viennent se dissoudre progressivement pour retrouver la tonalité majeure plus lumineuse et un choral plus serein que funèbre. Dans la méditation, l’œuvre, immense et si typique de la psychologie de Brahms, l’orchestre semble disparaître dans une transparence progressive qui mène au silence. Superbe !
Les principes énoncés par Jean-Pierre Rousseau et Louis Langrée dans la séance commentée « Le Dessous des Quartes » de la semaine dernière (je n’y étais pas, mais je me suis informé !) donnent à l’OPL des couleurs remarquables. Inouïes dans la recherche sonore, elles sont encore accentuées par la mise en place d’une rythmique juste, trop souvent absente des traditions interprétatives de cette musique. Le résultat fait briller de mille feux une musique qui, sans perdre le poids romantique typique à Brahms, donne toute la mesure de sa psychologie. Robuste certes, combative souvent, méditative parfois, l’interprétation de Louis Langrée nous montre désormais que Brahms n’est pas incompatible avec le tempérament latin. C’est d’ailleurs ce que je voulais démontrer depuis le début de ma « Saga Brahmsienne ». A suivre… !