Mort trop jeune… !

 

Parmi nos compositeurs belges du passé, peu ont promis autant que Guillaume Lekeu (1870-1894). Né à Heusy, près de Verviers, l’enfant est séduit très jeune par la musique. Ses parents, attirés par l’art et la musique, lui offrent les rudiments du piano et du solfège par l’intermédiaire du chef de fanfare local, Alphonse Voss.

 


Guillaume Lekeu en 1893 


Les aléas du métier de négociant en laines de son père conduisent la famille près de Poitiers. Tout en menant à bien les études générales, il continue sa formation musicale en autodidacte et découvre les grands compositeurs du passé ainsi que les « vedettes » de son temps. Il est attiré vers la composition dès 1885. Essais de pièces dramatiques, de musique de chambre et de piano, ses premières compositions restent inconnues aujourd’hui. Sa formation littéraire et philosophique l’amène à découvrir sous un nouvel angle les grandes œuvres de Beethoven.

 

Après avoir fait le voyage de Bayreuth et avoir été impressionné par Tristan les Maîtres chanteurs et Parsifal, il devient l’élève de César Franck à Paris. Ils deviendront de vrais amis. Ce dernier lui enseigne le contrepoint, la fugue et l’encourage dès 1890 à la composition. C’est cependant à Verviers qu’il aura la chance d’entendre, grâce à un autre ami, Louis Kéfer, directeur du conservatoire, la première exécution publique d’une de ses œuvres, la Première étude symphonique.

 

La douleur qui le saisit à la mort de Franck la même année le paralyse dans ses élans créateurs. Ce sera Vincent d’Indy qui lui fera retrouver le chemin de la composition. Il rencontre ensuite Eugène Ysaye qui sera l’interprète le plus fervent de sa sonate pour violon et piano, sans doute son chef d’œuvre et la diffusera dans le monde entier. Guillaume Lekeu meurt prématurément de la fièvre typhoïde le 21 janvier 1894 en laissant son quatuor avec piano inachevé.

 

Vincent d’Indy organisera peu après un concert en son hommage à Paris au cours duquel il dirigera ses œuvres orchestrales majeures.


 Concert à la mémoire de G. Lekeu (1894) 


Il est particulièrement surprenant de ne pas trouver facilement un enregistrement de son Adagio pour Quatuor d’orchestre. L’œuvre vit le jour comme un mouvement isolé, une sorte d’élégie, consécutive à la mort de Franck. La pièce est d’une émotion formidable. Pour reprendre les mots très justes du musicologue et spécialiste de Lekeu, Luc Verdebout : « Nul ne peut rester insensible aux sonorités étrangement poignantes et désespérées de l’Adagio, œuvre dont l’harmonie annonce La Nuit transfigurée de Schoenberg… ».

 

En effet, le mouvement montre un artiste remarquablement maître de ses moyens. D’une durée de 12 minutes environ, l’Adagio est écrit en ut mineur, tonalité funèbre et sombre. Il déploie trois thèmes. Le premier, d’une douleur extrême pourrait annoncer les mouvements lents de Mahler, tant son écriture, son harmonie et son esprit semblent distiller une peine intemporelle. Le quatuor d’orchestre (un quintette en réalité) divise les cordes en plusieurs parties pour renforcer un contrepoint très dense. Déclamant cette longue mélopée, l’orchestre laisse percer le violon solo qui renforce encore les larmes du premier thème dans une solitaire mélodie. De grands accords tragiques laissent revenir le thème qui, une fois de plus chante à travers les cordes en mettant en évidence, cette fois, le violoncelle solo. La seconde partie est plus irrégulière dans sa métrique et ses nombreux changements de mesure. Le discours se fait plus âpre. Expressionniste presque, il annonce effectivement Schoenberg par sa densité et son harmonie torturée. La dramatisation se fait à nouveau sentir et des embryons de marche funèbre annoncent le retour du premier thème, non sans avoir laissé transparaître une idée secondaire nouvelle tout aussi sombre.

 

Toues les mélodies semblent à présent se succéder, se superposer en un développement continu tel que Franck le concevait. Il est désormais évident que toutes les idées musicales émanaient de la première, technique du thème générateur si chère aux formes cycliques. Les harmonies témoignent de l’assimilation des œuvres majeures de Wagner et on pensera souvent à Parsifal dans le traitement des couleurs des cordes et du temps de la partition. La conclusion semble dissoudre un choral imaginaire avant de réexposer une dernière fois le thème de la déploration aux violoncelles. Enfin, la pièce se termine dans un silence funèbre et grave, dans la perdition des instruments dans un au-delà sonore inaccessible aux vivants. Trois pizzicati pianissimo referment l’adagio dans le sentiment de fin inéluctable.


 Lekeu, coffret du centenaire (RICERCAR)


Poème symphonique sans programme annoncé, cette courte pièce est sans doute l’une des plus expressive et représentative de son époque. Confrontation avec la mort prémonitoire ? Non sans doute, ce sujet est commun aux compositeurs et artistes de l’époque, mais Lekeu parvient ici, en un langage concis à nous montrer la place qu’il aurait pu occuper dans le paysage du tournant du siècle. C’est sans doute la méconnaissance de son œuvre au-delà de la Belgique qui la rend rare au disque. La superbe version que Pierre Bartholomée grava avec l’Orchestre Philharmonique de Liège est donc l’un des rares témoignages de cette musique. La sonate pour violon est plus gâtée avec Menuhin, Grumiaux, Ferras, … ! Si la vision des liégeois reste disponible en médiathèque et fut intégrée au coffret du centenaire édité par Ricercar en 1994 (aujourd’hui épuisé, malgré une demande régulière !), on aimerait que d’autres chefs se mettent à l’ouvrage. Je me souviens notamment de la très belle exécution en concert de Louis Langrée à qui cette musique convient parfaitement. Après la superbe version de la symphonie de Franck, j’aurais aimé un choix d’œuvres de Guillaume Lekeu injustement méconnu.

 

A lire aussi, un petit ouvrage bien documenté sur la vie et l’œuvre de Guillaume Lekeu par Gilles Thieblot dans la belle collection Horizons.


Gilles Thieblot, Lekeu, Biographie