Le miroir de la vie

 

Tout au long de sa vie, Giuseppe Verdi fut hanté par le terrible drame de Shakespeare, le Roi Lear. Chacun sait bien sur que ce projet d’opéra n’aboutira pas malgré un travail régulier sur le livret et de nombreuses esquisses musicales. Faisant véritablement œuvre de symbole des rapports particuliers que le grand compositeur italien entretenait avec le plus grand dramaturge anglais. Le plus étrange, dans cette histoire, c’est que ce projet n’aboutit jamais. Entre 1852, date de la commande du livret par Verdi et 1896, moment où il offre tout son matériau musical à Pietro Mascagni, le projet l’aura occupé plus de la moitié de sa vie. 

Lorsque l’heureux (ou malheureux) héritier lui demanda pourquoi il ne l’avait pas mis en musique, il murmura : « La scène dans laquelle Lear se trouve dans la lande m’a épouvantée ! » La vision du monde de Lear épouvantait-elle le vieux Verdi à ce point ? Plus vraisemblablement, il se reconnaissait dans ce père abandonné et trahi par ses filles. La folie du roi en plein délire dénonce la profonde vacuité du monde des hommes et aspire au néant. Seule cette idée pouvait l’effrayer. Malgré son tempérament provocateur face à l’église et à Dieu, il était agnostique pas athée, Verdi redoutait sans doute que la vie, sombrement tragique, ne trouve pas de rédemption dans la mort.


 

Roi Lear et son Fou dans la Lande par W Dyce


 

« Une bruyère. Il fait nuit. La tempête continue. Entrent LEAR et Le Fou. 

LEAR Vents, soufflez à crever vos joues ! faites rage ! Soufflez ! Cataractes et ouragans, dégorgez-vous jusqu’à ce que vous ayez submergé nos clochers et noyé leurs coqs ! Vous, éclairs sulfureux, actifs comme l’idée, avant-coureurs de la foudre qui fend les chênes, venez roussir ma tête blanche ! Et toi, tonnerre exterminateur, écrase le globe massif du monde, brise les moules de la nature et détruis en un instant tous les germes qui font l’ingrate humanité.

Le Fou Ô m’n oncle, de l’eau bénite de cour dans une maison bien sèche vaudrait mieux que cette pluie en plein air. Rentre, bon oncle, et demande la charité à tes filles. Voilà une nuit qui n’épargne ni sages ni fous. (Coups de foudre.)

LEAR les yeux au ciel Gronde de toutes tes entrailles ! … Crache, flamme ; jaillis, pluie ! Pluie, vent, foudre, flamme, vous n’êtes point mes filles : ô vous, éléments, je ne vous taxe pas d’ingratitude ! jamais je ne vous ai donné de royaume, je ne vous ai appelés mes enfants ! vous ne me devez pas obéissance ! laissez donc tomber sur moi l’horreur à plaisir : me voici votre souffre-douleur, pauvre vieillard infirme, débile et méprisé… Mais non… je vous déclare serviles ministres, vous qui, ligués avec deux filles perfides, lancez les légions d’en haut contre une tête si vieille et si blanche ! Oh ! Oh ! c’est affreux ». 

Car c’est évidemment là le propos plus ou moins clair de la plupart de ses personnages d’opéras. D’ailleurs, cette tragédie, chef d’œuvre de Shakespeare, date de 1606, au cœur de la période tragique, tout comme Macbeth et Othello. Ce sont donc ces sujets que Verdi retiendra pour nous donner sa vision du monde. Seul Falstaff, tiré des Joyeuses commères de Windsor, écrit au soir de sa vie, semble tirer en ridicule, comme dans le dernier geste d’ironie d’un homme ayant parcouru la vie, toute la condition humaine. 

Les raisons profondes de cette attirance du compositeur pour le tragédien doit sans doute se trouver dans les nombreux points communs qu’ils possèdent. Malgré un éloignement temporel de deux siècles et demi, les deux hommes véhiculent l’exploration du genre humain. L’homme de théâtre vit aux tous débuts de l’époque baroque. Ses personnages témoignent de cette grandeur dramatique. Ils sont hauts en couleurs et déploient une extériorisation de leur psychisme à chacune de leurs intervention. Verdi, le romantique, est forcément attiré par cette vision de l’homme et du monde. N’oublions pas que la seconde moitié du XIXème siècle sera séduite par les œuvres baroques et son esthétique. Cependant, nous le savons bien, le compositeur ne transpose pas l’intrigue shakespearienne telle qu’elle existe. Il la plie aux investigations toutes personnelles. On lui a parfois reproc
hé les écarts face à son modèle, mais ils résultent moins d’une méconnaissance que d’une volonté délibérée d’interprétation.
 

Le premier point commun entre les deux hommes est de mettre en scène des luttes fratricides. Elles sont bien sur le contexte de nombre de chroniques historiques. La raison n’en est évidemment pas la même. Lorsque Verdi compose Macbeth, c’est la première fois qu’il s’écarte du style patriotique pour aborder les destins personnels. Il ne manque cependant pas de laisser une allusion à la situation politique de l’Italie qui le préoccupait fort à la veille de 1848. Comment ne pas entendre le chœur des exilés écossais comme un chant patriotique que Verdi lance à sa patrie ? Ces allusions s’éloigneront dans les opéras de la maturité pour disparaître complètement dans Othello et, à plus forte raison, dans Falstaff, quand Verdi se préoccupe moins de politique.


 

Macbeth, choeur des écossais


 

Un sens aigu du théâtre anime nos deux hommes. Ce qui les rapproche réside simplement dans la vision d’une temporalité mortifère qui poursuit inlassablement les protagonistes. Symbole de l’existence humaine et de la tragédie qui y est inhérente depuis la nuit des temps, l’approche psychologique de l’homme face au temps révèle chez les deux artistes un souci permanent de situer leur personnage dans une trajectoire fulgurante. Le segment de temps de l’œuvre, paraphrase de notre vie, révèle les actes humains et les pensées dans uns condensation tragique. Là, sont exploités la recherche du pouvoir, les ressources de l’amour, les affres de la solitude et l’explication d’une mort inéluctable. Tant chez Shakespeare que chez Verdi, la préoccupation majeure réside dans les rapports des hommes face aux grandes valeurs existentielles. Il ne s’agit pas de montrer un destin collectif, mais une réaction individuelle dans un contexte donné. Le libre arbitre (comme signalé hier) est donc l’enjeu majeur et chacun y réagit à sa manière en fonction de son entourage. Ainsi la tragédie d’Othello et de Desdémone n’est envisageable qu’avec le paramètre Iago, de même Macbeth sans les sorcières et sans sa Lady ne serait jamais devenu le sanguinaire qu’on connaît.


Macbeth, meurtre
 


Les grandes valeurs sont toujours plus ou moins présentes. Pourtant, il faut chercher autant la trajectoire des individus dans leur for intérieur que dans leur entourage. Les sorcières ne sont-elles pas l’émanation de l’inconscient et du vouloir secret de Macbeth ? Ayant franchi le seuil de l’inacceptable, Macbeth ne peut plus vivre. Sa trajectoire est fulgurante. 

Pourtant on découvre de grandes nuances entre le drame de Shakespeare et l’opéra de Verdi. D’abord, notons qu’une pièce ne peut pas être transposée telle qu’elle sur la scène lyrique. Les nombreuses péripéties doivent être élaguées et le compositeur avec ses librettistes doivent resserrer l’intrigue autour de l’essentiel. Verdi élimine nombre de personnages et d’actions pour ne garder que ce qu’il trouve essentiel. C’est déjà en soi une interprétation. Ce faisant, il accentue et modifie la psychologie originale.


 

 Macbeth, Lady Macbeth, dessin d'Eisenstein, 1921


 

Lady Macbeth, dessin de Eisenstein, 1921Le cas le plus flagrant est celui de Lady Macbeth. Elle nous semble intégralement monstrueuse dans la pièce. Ce n’est qu’au moment de la scène de somnambulisme que nous comprenons que sa raison a disparu et qu’elle est rongée par un remord que seule la mort peut délivrer. Chez Verdi, l’horrible Lady, âme sombre (il voulait qu’elle ne chante pas bien !) est sensiblement différente. Seule la musique le raconte. Les quatre grandes interventions sont en progression dramatique constante. Son chant se morcelle et devient de plus en plus incohérent, disjoint et dissonant. On trouve dès le grand duo du meurtre des prémices du remord, non pas dans le texte, mais dans la musique. L’épouse est sans doute moins forte qu’elle ne le croit elle-même. La musique nous le fait sentir.


 

Macbeth, aptrès le meurtre


De même, ce grand duo, par sa musique encore, nous fait sentir la relation ambiguë entre les époux. La musique joue une sorte de duo d’amour (on pourrait parfois y placer d’autres paroles) dans une œuvre qui semb
le ne pas en comporter. La relation semble inversée entre un homme incapable de faire face à son statut masculin dans cette société là et une épouse qui semble tout faire pour le faire accéder différemment au statut de mâle dominateur et, elle, atténuer les frustrations d’une femme inassouvie. La scène du couteau ensanglanté en est un bon exemple…Et d’ailleurs, celui qui veut écouter le prélude orchestral aura vite fait de repérer les instants de désarroi et de supplication de la belle mélodie. En poussant un peu, on la verrait bien dans la Traviata. Dire qu’il n’y a pas de sentiment dans la Lady de Verdi serait nier la place qu’il accorde aux situations des femmes dans toute son œuvre.
Macbeth, étendue des voix
 


 

 

Ainsi, Macbeth est un opéra noir dans lequel Verdi sonde les tréfonds les plus enfouis de la personnalité. D’un bout à l’autre, texte et musique coexistent pour donner à l’œuvre un aspect particulièrement original. Le rôle des instruments est donc essentiel car ils peuvent dire ou faire sentir ce que le texte ne mentionne pas. Il permet une dimension supplémentaire à l’œuvre et une paraphrase en temps réel. Plusieurs sentiments sont présentés simultanément et Verdi peut en user à sa guise pour donner sa version de Macbeth. Le sujet est inépuisable et s’applique à toutes ces œuvres, même à celles qui ne trouvent pas leur origine chez l’illustre anglais.