Première approche: Forme sonate

Ce qui est formidable au début d’une nouvelle saison, c’est non seulement de retrouver les auditeurs qui me suivent depuis de nombreuses années, mais aussi de commencer une nouvelle aventure avec de nouvelles têtes. C’est forcément l’occasion de revoir les bases du cours pour montrer la démarche de travail aux nouveaux et rafraîchir la mémoire des anciens. 

Pour mettre tout le monde à l’aise, la première séance est souvent consacrée à une œuvre familière à beaucoup de mélomanes… une de ces musiques que l’on connaît tellement bien qu’on a fini par ne plus l’écouter vraiment. Et puisque le but premier des cours consiste à affiner son audition et tenter de pratiquer une écoute active, je peux m’en donner à cœur joie pour montrer quelques subtilités du langage musical et mettre en évidence la puissance créatrice des compositeurs. 

S’il n’est bien sur pas obligatoire de se mettre à l’analyse de la musique pour en profiter pleinement, mon expérience (et celle de beaucoup de pédagogues) m’a appris que saisir les mécanismes qui génèrent une œuvre amplifie considérablement le plaisir de l’audition. Les séances commentées (Dessous des Quartes à l’OPL, par exemple) le démontrent pleinement. 

J’avais donc choisi hier de parler du début de la célèbre sonate pour violon et piano « Le Printemps » de Beethoven. Certains s’étonneront peut-être en sachant que nous avons passé plus de deux heures sur le seul début du premier mouvement, soit à peine 36 mesures, une minute trente de musique ! Non, il ne s’agit pas de sadisme. Ce n’est pas non plus une manie de musicologue fou, c’est seulement que l’œuvre comporte un bon panorama des moyens musicaux essentiels à l’audition de nombreuses autres œuvres.


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Rien que sur l’énoncé du titre de l’œuvre, il est possible de déduire beaucoup d’informations utiles pour l’écoute. 

Ludwig van Beethoven (1770-1827), Sonate pour violon et piano n°5 en fa majeur « Le Printemps » opus 24.

Cela a l’air banal, mais rien que par le choix des instruments, nous pouvons tirer certains traits caractéristiques. Beethoven était pianiste. Il connaissait parfaitement l’instrument qui, ceci dit en passant, était loin de celui que nous connaissons aujourd’hui. Il avait par contre plus de mal avec le violon au point que les premières combinaisons de ce genre développent une partie importante de piano et un violon moins aisé. Avec cette cinquième expérience, Beethoven semble avoir trouvé un équilibre parfait qui justifie pleinement de la dénomination pour violon ET piano. Une écoute un peu attentive laisse transparaître cette complicité unique. Le violon chante le premier la mélodie. Le piano émerge alors par un trait ascendant et prend le chant pendant que le violon devient l’accompagnant. 


David Oistrakh et Lev Oborine

 


 

Un bref regard sur la première page de la partition le confirme, les instruments sont traités en toute égalité confirmant le statut de musique de chambre du morceau.



 

BTV Printemps 2Le terme Sonate évoque une notion plus complexe. Comme dans toutes les catégories de l’art et du langage, l’homme s’exprime au moyen de formes codifiées. On classera la littérature en essais, nouvelles, romans, …la peinture sera, elle aussi divisée en fonction des techniques utilisée et du genre de sujets abordés. En musique, c’est pareil. La sonate
est une forme musicale complexe associant plusieurs morceaux de musique obéissant à des critères précis qu’il n’est pas encore utile de définir maintenant. Les mouvements plus ou moins vifs ou lents entretiennent des rapports précis qui conduisent à une homogénéité de l’ensemble. La sonate est clairement un genre instrumental et varie au cours du temps, nous y reviendrons. La première phrase est donc la première manifestation d’un discours fortement structuré qui va durer entre 20 et 25 minutes selon l’interprétation. C’est dire toute l’importance des premiers sons d’une œuvre. Ils conditionnent d’emblée une ambiance, un climat et une couleur.

 

Beethoven U3A
 
 


L’œuvre est de Beethoven. Il faut le savoir (ce qui ne semble pas évident pour tout le monde ; combien de fois n’ais-je pas rencontré des musiciens qui sont incapables de dire le nom de l’auteur de l’œuvre qu’ils jouent ? Je vous assure que ce n’est pas une blague !) car cela détermine un style, un esprit lié forcément à la personnalité de l’artiste et au milieu dans lequel il évolue. Pourtant, à l’écoute du début de la sonate, on ne reconnaît pas immédiatement le compositeur de la Cinquième ou de « Hymne à la joie ». Moins de tension ici, moins de tragédie, plus de légèreté et de souplesse. Il faut dire que l’œuvre date encore de la jeunesse du compositeur et qu’il n’est pas encore accablé par tous les soucis de santé et les réflexions existentielles qu’on lui connaît. Nous sommes en 1801 et Beethoven réutilise des esquisses des années 1795 pour une autre œuvre. Un an avant le fameux Testament de Heiligenstadt (voir http://jmomusique.skynetblogs.be/post/6233081/loiseau-de-heiligenstadt ), samusique semble encore détendue. Même si dans son tempérament, il y a une ébullition formidable (Sonate n°8 « Pathétique », par exemple), il n’a pas encore franchi le pas du romantisme. Ses sources sont alors encore son maître Haydn et Mozart. La date de l’œuvre est donc essentielle à sa bonne compréhension. 

Restent alors deux indications données dans le titre. La tonalité de fa majeur et le sous titre « le Printemps ». Il s’agissait donc d’expliquer aux néophytes, avec le plus de simplicité possible ce qu’est une tonalité. En se basant sur l’image simple d’un voyage aller-retour, il est tout à fait possible de le comprendre. La tonalité est un ensemble de son qui crée, par les rapports entre eux, une couleur cohérente et confortable…une sorte de chez soi stable et refuge. Commence alors le voyage et la déstabilisation, c’est la modulation qui nous installe dans un autre environnement. Le retour au bercail après le voyage est alors perçu comme une re-stabilisation. La tonalité indiquée en titre d’une partition est donc l’indication de ce chez soi duquel on part et où l’on revient (dans la musique classique et romantique en tous cas).

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Ce qu’il faut aussi savoir, c’est que chaque tonalité possède son affect. Depuis la naissance du système tonal, les théoriciens, dans leurs essais de rhétorique musicale ont tenté de donner un cadre aux tonalités. Si le ré mineur est lié à la mort et devient la tonalité idéale des musiques funèbres, le fa majeur est lié à l’idée bucolique et la présence de la nature. Beethoven écrira d’ailleurs sa sixième symphonie « Pastorale » en fa majeur aussi. C’est en conséquence ce fa majeur qui donne l’impression, à l’écoute du thème de notre sonate cette impression de fraîcheur bucolique et qui a généré chez les premiers auditeurs et interprètes le sous titre « Le Printemps ». 

Gardons-nous cependant de vouloir y entendre une description précise de la nature ou d’un environnement particulier. Cette musique n’est nullement régie par un programme précis. Suggestion plus que description, poésie plus que récit…tout se fait dans la plus grande émotion, celle du ressenti. 

La musique est l’art du temps. A l’image de la vie, elle naît du silence, dure et y retourne. On pourrait même dire que chaque œuvre est une paraphrase de l’existence. La conséquence immédiate est philosophique. Les compositeurs cherchent à analyser le temps de la vie et de le situer face aux diverses activités humaines d’une part, au cosmos ou à l’univers d’autre part. Il n’est donc pas surprenant de trouver, dans les œuvres musicales, un propos existentiel important, même où on ne l’attend pas nécessairement. Ainsi, l’examen attentif du début de notre sonate superpose trois lignes mélodiques au contenu temporel différent. Le piano n’est, dans cette observation pas une unité, mais une duplicit&e
acute;. Il porte le duo violon et piano en un trio dont deux voix (main gauche, main droite) sont réservées d’emblée au piano, la dernière au violon.
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Les notes les plus graves, de valeurs assez longues, font office de support harmonique et tonal. Restes de la basse continue baroque, elles sont les fondations de l’édifice et constituent le temps de base, de référence de toute la structure. A l’inverse, la voix du violon, ornementée, souple et légère est le chant de l’homme, en osmose avec la nature. Insouciante, cette ligne mélodique semble, par son ornementation, jubiler dans cette nature heureuse. La voix médiane, celle de la main droite du piano déploie un flot continu de croches d’une régularité exemplaire à l’image du temps qui coule paisiblement, sans surprise, prévisible et sécurisant. Ce sont ces déroulements temporels confortables qui donnent à ce thème dans sa globalité un parfum de paix, sans cassure, sans rupture. L’inversion des voix déjà évoquée constituent un émerveillement supplémentaire sans briser ce temps linéaire. 

Une musique uniquement prévisible et doucement paisible n’est plus envisageable à l’époque de Beethoven. Les courants du préromantisme littéraire (Sturm und Drang) cultivent l’effet de surprise, les tensions subites et l’instabilité. Cela s’applique en musique chez Haydn et Mozart et, à fortiori, chez Beethoven. Cela consiste à dramatiser le discours par l’usage de dissonances, à alterner de manière subite les nuances de dynamiques et à entrecouper les phrases par des silences et des bifurcations inattendues. La conséquence immédiate est la rupture du temps linéaire au profit d’une gestion des événements en temps réels. Comme dans la vie, peuplée de contretemps, cette déstabilisation accentue le côté incertain de l’existence et l’aspect mortifère du temps, essence de la tragédie humaine. C’est ce qui semble se passer dès la transition qui suit la fin de notre beau thème initial.


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On pourrait continuer sur cette lancée encore bien longtemps et aller encore plus dans le détail de la phrase musicale. Ce sera l’objet de la séance prochaine. Dernière recommandation importante : n’oubliez jamais que l’analyse n’est qu’un outil, un moyen pour bénéficier plus encore de la richesse des émotions musicales. Ce qui compte, c’est l’enrichissement personnel que l’art peut nous apporter en tant qu’individu. Une fois tous ces principes assimilés, il est donc primordial de revenir à une écoute spontanée, mais différente, de celles qui s’ancrent au plus profond de nous-mêmes.