Par ce titre aux apparences philosophiques, je ne débute pas aujourd’hui une série d’articles sur la musique et le temps, mais j’aimerais tout simplement dire quelques mots du livre écrit par le grand chef d’orchestre Daniel Barenboim paru chez Fayard il y a quelques semaines et que je viens de terminer.
Je n’ai jamais été un fan de Daniel Barenboim. Si j’aime beaucoup ses interprétations des sonates de Mozart, j’ai souvent été déçu par sa direction d’orchestre, et, tout récemment, par son enregistrement du Clavier bien tempéré. Je me souviens cependant de grands moments de musique de chambre avec son épouse, Jacqueline Du Pré, disparue tragiquement beaucoup trop tôt. Pourtant, depuis quelques années, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les propos, attitudes et actions de cet homme qui me semble un grand humaniste et un défenseur incontournable des droits de l’être humain. Juif né en Argentine, sa famille s’installe en Israël en 1952 alors qu’il a 10 ans. Enfant surdoué, le petit Daniel est courtisé dès son plus jeune âge par les plus grands interprètes de l’époque et, par la force des choses, est confronté aux problèmes éthiques de la collaboration musicale avec les orchestres et les chefs allemands. Furtwängler l’invitera sans succès en 1954… !
« La musique éveille le temps » n’est pas un ouvrage philosophique sur la musique. L’auteur le précise bien d’emblée. Il est le reflet de réflexions qui l’occupent depuis de nombreuses années. Le parallèle que le musicien tend entre la musique et la société est très utile pour tous les hommes. Il ne faut pas être musicien pour comprendre que l’organisation de la musique, entre le silence originel qui précède la musique (ou qui la génère) et qui la suit, que l’organisation interne d’une partition, de ses voix, de ses timbres et de ses propos, correspond la société des hommes. Le chef a appris, durant son travail de tous les instants, à concevoir toute la pensée humaine comme une œuvre musicale. …Et logiquement, il en tire une leçon d’humanité exemplaire que les politiques devraient prendre comme modèle (sa description de la fugue de Bach est éloquente).
Cette compréhension du monde grâce à la musique l’a amené, comme chacun sait, à fonder cet orchestre improbable qu’est le désormais célèbre West-Eastern Divan Orchestra. Rassemblant des musiciens israéliens et palestiniens au sein d’une même formation orchestrale soutenue par des pupitres de Vienne et de Berlin, Barenboim montre que ce qui semble impossible dans la vie sociale et politique devient non seulement réalisable en musique mais témoigne surtout de l’écoute mutuelle entre des personnes que tout semble opposer.
Avec l’aide d’un autre grand humaniste Edward Said, Barenboim a formé cet orchestre, l’a drillé, a composé un programme, a entrepris des tournées de concerts dans des lieux prestigieux et a même monté un concert à Ramallah malgré de nombreuses menaces de la part tant des israéliens que des palestiniens. Cette réussite montre la détermination et le courage politique de l’homme qui considère le nouvel orchestre comme sa source de plus grande fierté.
Approchant quelques personnages importants qui ont jalonné sa carrière comme Furtwängler et Pierre Boulez, Daniel Barenboim s’attache à expliquer les hommes, pas à les défendre. Pour lui, il ne s’agit pas d’excuser ou de minimiser quoi que ce soit. Il faut aller de l’avant et forcer ce que bon nombre de commentateurs appellent le destin. Il s’y attache avec tant d’énergie qu’il s’attire bon nombre d’ennemis au sein même de son pays. On se souvient des problèmes qu’il rencontrât dans ses projets de faire rejouer Wagner en Israël.
On admire surtout son discours à la Knesset lorsqu’on lui a remis le prix Wolf en mai 2004. Il y rappelle les fondements de la déclaration d’indépendance d’Israël pour montrer que l’attitude de ses dirigeants d’aujourd’hui sont loin du compte. Il insiste en particulier sur la phrase de cette même déclaration qui représente si bien son orchestre, mais si peu son pays : « Nous tendons la main de l’amitié, de la paix et du bon voisinage à tous les Etats qui nous entourent et à leur peuples ».
Et défendant dans le saint des saints israélien une solution pacifique du conflit, il annonça dans la consternation générale que le montant de son prix serait consacré intégralement à des projets de formation musicale
en Israël et …à Ramallah. Un grand homme que ce musicien ! Beaucoup devraient prendre exemple sur lui…