Lorsqu’Anton Bruckner est nommé professeur au conservatoire de Vienne puis organiste à la Cour, il vient de mettre la dernière main à sa troisième grande messe. La première audition n’aura lieu qu’en 1872 sous sa propre direction. Toute l’assemblée ressent l’impression d’assister à un véritable évènement. Richard Wagner avait débarqué lui aussi à Vienne et avait pris Bruckner dans ses bras en lui disant : « Venez à moi Bruckner, votre place est auprès de moi ! »
Il faut dire que l’œuvre est gigantesque et, pour la première fois depuis la fameuse Missa Solemnis de Beethoven en 1823, le texte religieux est traité comme une véritable symphonie. Tous les mots sont commentés par l’orchestre qui, au cours des diverses révisions de l’œuvre (comme c’est souvent le cas chez Bruckner), est renforcé de cuivres supplémentaires. Mais l’écriture symphonique de la Messe en fa mineur doit aussi beaucoup au traitement tout personnel que le compositeur fait de l’usage du leitmotiv wagnérien. Chaque thème, en effet, est amené à évoluer en fonction du texte, à se découper en diverses parties servant tour à tour à évoquer les subtilités émotionnelles du texte de la messe.
Est-ce à dire que Bruckner, à l’instar de Bach, brillait dans les propos théologiques ? Non, sans doute. Il faut cependant remettre à sa juste place la légendaire foi catholique de Bruckner pour en saisir le sens exact. Cette dernière a souvent été l’argument premier des détracteurs du maître. On disait de lui que sa foi naïve, que ses propos enfantins et ses images pieuses (dédiant ses œuvres au « Bon Dieu ») montraient les limites d’un esprit simple et peu instruit. J’ai déjà ailleurs dit ce que je pensais de ce genre de propos, mais il ne faut pas de grand développement pour comprendre qu’un simple d’esprit ne pourrait pas écrire une telle musique, si architecturée et si profonde. Si Bruckner était un croyant de la première et de la dernière heure, il l’était en tant qu’homme. Sa foi lui permettait de chercher à se situer dans le monde, de considérer la place de l’homme au sein de la création. Nul doute que son long séjour à Saint Florian ait fait de lui un homme accablé par la culpabilité et les frustrations les plus diverses, mais on ne peut s’empêcher, à l’écoute de sa musique, de se dire aussi que cet homme doutait et la transmission des émotions qu’il nous propose en sont la preuve flagrante. Sa foi n’est pas surhumaine. Au contraire, en s’appuyant sur ses convictions profondes, il peut à juste titre trouver refuge dans la grandeur divine personnifiée par le choral.
Il y a toujours au moins deux stades à la musique de Bruckner, celui de l’homme qui correspond à la douleur et celui de Dieu qui abolit le temps mortifère et resplendit, après des luttes souvent acharnées, à travers les splendides chorals directement issus de sa pensée d’organiste.
Si les messes précédentes montraient directement leur filiation avec les grands polyphonistes du passé que Bruckner avait étudié avec assiduité, celle-ci est profondément romantique dans sa conception et permet donc plus de doutes et d’espoirs encore que les précédentes. Composée un peu après la première symphonie, elle annonce les procédés mis en œuvre dans les œuvres ultérieures (assez proche de la cinquième symphonie déjà !).
Le début du Kyrie, par exemple, est le prototype du thème brucknérien. Douloureux, simple, ses quatre notes descendantes en font un leitmotiv qui ressurgira dans le Gloria et l’Agnus Dei. Il témoigne à lui seul de la volonté architecturale supérieure du compositeur. L’entrée du chœur se fait de la même manière, tout en douceur et en repentance. Le Christe, au contraire, symbole du Dieu fait homme, marque un changement radical de l’écriture. Les solistes et l’orchestre portent bien haut cette nouvelle importante pour le salut de l’homme. Le retour du Kyrie, selon la tradition, explore de nouvelles harmonies en inversant cette fois le motif initial lui rendant ainsi l’espoir qui lui manquait au début et que le Christe annonçait.
Le Gloria et le Credo sont de véritables fresques sonores. Le côté théâtral n&rsqu
o;est pas absent des passages les plus spectaculaires et les plus vigoureux. Mais lorsque arrivent le « Qui tollis » qui évoque les péchés de l’homme, et le « miserere nobis » qui implore la miséricorde, Bruckner montre ses doutes et son manque de confiance en l’homme en écrivant une musique proche des requiems. La polyphonie et le contrepoint se déploient dans une maîtrise qui n’ rien à envier aux génies du genre. La double fugue qui éclate sur le « in gloria Dei Patri » est d’une force extraordinaire et introduit la plénitude qui rège dans l’« Amen » qui suit. Que d’émotion dans l’émerveillement du mystère de l’Incarnation, que de souffrances dans le « Crucifixus » et quelle joie teintée de fantastique dans le « Et resurrexit » ! Le fameux triptyque du Credo rappelle avec force celui de Beethoven, mêlé d’angoisses, d’injustice et de grandeur parfois héroïque.
Le « Sanctus » renoue avec les tonalités majeures et le « Benedictus » ressemble à la pastorale de Noël pour laquelle il avait été composé initialement en 1867. L’ « Agnus Dei » fait office de final et regroupe les leitmotivs des mouvements précédents. La grande fugue de l’ « Amen » final réintroduit le motif initial du Kyrie dans son état ascendant fermant la Messe, cette grande fresque religieuse et humaine sur une intemporelle impression de paix et d’espoir.
Je partage aujourd’hui le sentiment des critiques musicaux sur la qualité du nouvel enregistrement de Philippe Herreweghe à la tête du formidable Chœur de Chambre RIAS et de l’orchestre des Champs-Élysées paru chez Harmonia Mundi. Il se pourrait même que cette version devienne la référence en la matière, en tous cas, pour une première approche. Je n’aime généralement pas les tempi et les timbres orchestraux des Bruckner dirigés par le chef gantois. Je les trouve souvent beaucoup trop rapides et ternes. Par contre, ce qui ne convient pas, à mon avis, dans la symphonie est bien plus probant ici (bien que certaines sonorités des violons m’agacent un peu, on ne joue pas Bach ici !). Le célèbre chœur allemand est vraiment impeccable. Toutes ses attaques sont fantastiques, les phrasés justes et simples, les nuances de dynamiques sont parfaites. Les solistes sont aussi excellents, maniant la voix sans le vibrato démesuré qu’on entend trop souvent dans cette musique. La direction de Herreweghe est d’une clarté de tous les instants et permet d’entrer au plus profond du sentiment religieux qui habite l’œuvre. Les tempi contrastés conviennent à merveille à ce genre de musique évoquant tour à tour l’angoisse et l’exaltation, seul l’orchestre me semble un peu maigre parfois.
Sans comparer ce qui est incompatible dans l’esthétique brucknérienne, je ne renonce pas tout à fait à la très (trop) lente version de Celibidache. Vous savez que je suis attaché à ses interprétations symphoniques et sa vision temporelle de Bruckner. Ici, c’est manifestement trop lent et, en conséquence, impossible pour le chœur et les solistes. Par contre, l’orchestre de Munich me semble supérieur, malgré les renforts qui l’alourdissent. Le jeu des cordes est incomparablement plus émouvant chez Celibidache et les cuivres beaucoup plus précis. Les ambiances intemporelles sont aussi mieux senties que chez Herreweghe. Mais la version du chef roumain est enregistrée en public et montre plus d’imprécisions vocales et parfois même un certain chaos dans la polyphonie (le « live » ne pardonne rien !). C’est pourquoi il me semble que la première version à acquérir pour cette messe est bien celle d’Herreweghe. Mais écoutez aussi l’autre pour mesurer la différence d’esprit qu’on peut insuffler à une même musique…