Mélodie de timbres

 

Ce qui déroute lorsqu’on écoute de la musique atonale, c’est l’absence des points de repère temporels traditionnels. La musique tonale nous a habitués à comprendre la direction musicale du temps en ce qu’elle a de prévisible. Lorsqu’on part d’une consonance, qu’elle se transforme en une tension importante, notre culture musicale demande qu’une résolution puisse intervenir rapidement. Ce confort temporel nous permet de présager du devenir de la musique en cours et nous conduit gentiment de part et d’autre du segment de temps qu’elle occupe. 

Les digressions chromatiques de Wagner et Mahler, par exemple, se présentent comme un voyage dont le point d’arrivée n’est plus un retour au point de départ. Ce n’est pas grave, au cours des nombreuses tribulations musicales, l’auditeur moyen a oublié la tonalité de départ et la conclusion ailleurs a été amenée par de longues séquences où l’ambiguïté tonale a pu régner de manière très efficace. 

Mais la musique qu’on nomme sous le vocable d’ « atonalité libre » n’a même plus besoin de points de départ et d’arrivée définis. C’est comme si nous étions plongés dans un monde musical qui avait toujours existé et qui durerait éternellement. Nous le vivons quelques temps, pendant l’écoute du morceau de segment que le compositeur a bien voulu nous proposer. C’est dire qu’il faut adopter une toute autre écoute pour cette musique. Il nous faut d’abord accepter de vivre le temps moment par moment, sans vouloir présager du futur. Il nous faut recevoir le temps comme une succession d’instants sonores expressifs par eux-mêmes et…écouter autre chose. 

Mais qu’y a-t-il donc alors à entendre ? Au-delà des timbres et des couleurs de l’orchestre, il nous faut percevoir une expression particulière, un temps autre qui est plus celui de notre intériorité que celui de nos horloges. En effet, le temps de notre « âme » est différent de celui de notre vie. Il est moins défini, moins mesurable, mais il est surtout plus intense. Oui, la musique atonale propose une autre vision temporelle, annule le retour régulier des temps que la musique tonale nous propose depuis son avènement. Elle est donc aussi le résultat des changements dans la vision du monde, de la nature et de l’univers qu’adoptent les hommes à l’aube du XXème siècle. 

Les Cinq Pièces pour orchestre op. 16 de Schoenberg constituent un bon point de départ pour domestiquer ce monde étrange. Elles sont brèves et assez accessibles pour que chacun puisse les percevoir avec plaisir sans l’exaspération de ne rien comprendre. 

S’il ne s’est écoulé que dix ans entre Verklärte Nacht et les pièces d’orchestre, il semble qu’une éternité sépare les deux œuvres. Composées en 1909 et créées à Londres en 1912, elles témoignent non seulement de la période atonale libre du compositeur et d’un expressionnisme très évolué proche des toiles abstraites de Kandinsky. Brèves, atonales et athématiques, elles témoignent de la révision du temps musical et de la disparition progressive de l’orchestre romantique de Gustav Mahler. Elles n’en sont pas moins d’une richesse de contrepoint extraordinaire et d’une émotion toute particulière qu’il nous faut sentir.


 

 Kandinsky, Aquarelle abstraite, 1910

Kandinsky, Aquarelle abstraite, 1910


L’orchestre, très fourni, est au service d’une autre manière de penser la musique, sans développement, sans « symphonisme ». A chacune des pièces, Schoenberg avait joint un sous titre, retiré de l’édition définitive, mais qui peut nous éclairer sur ses intentions et constituer pour l’auditeur les points de repères utiles aux premières auditions. 

La première pièce, Pressentiments, Molto allegro est la plus violente des cinq et, sans doute, la plus difficile. Dans un climat émotionnel particulièrement condensé, l’orchestre, déploie des effets très novateurs comme le tremolo fortissimo des trombones, un contrepoint serré et des couleurs souvent terrifiantes accompagné par des ostinatos (ensembles de notes répétées inlassablement) des basses. Le temps y semble complètement disloqué, lacéré et nous empêche de trouver des points de repères. Le sentiment tragique domine donc cette pièce et l’instabilité constante nous plonge dans l’incertitude de l’avenir, nous obligeant à subir cette souffrance en temps réel. 

Le contraste est total à l&
rsquo;écoute de la deuxième pièce, le Passé, Andante. On y retrouve les vestiges de la tonalité et de la forme ternaire. Comme un archéologue qui devrait décrypter une découverte ancienne. L’orchestration fine et les sonorités délicates par l’utilisation du célesta, déploie un sentiment de nostalgie et de mélancolie renforcé par les réminiscences de la tonalité de ré mineur, celle des requiems. C’est un monde ancien qu’on abandonne et cette expression toute particulière est celle du vécu de l’homme qui a toujours quelque chose à regretter dans son passé.



 

La troisième pièce représente le pivot central de l’œuvre. Moderato, Couleurs ou Matin d’été sur le lac de Traumsee, cette pièce est tout à fait athématique. Constituée pour l’essentiel d’un accord profondément dissonant de cinq sons, elle est aussi une magnifique suspension du temps. Imaginez un lac au lever du jour. Tout y est calme et les eaux sont paisibles. Le moindre remous constitue dès lors un événement de taille. Rarement la musique n’aura évoqué si bien le silence et la succession de micro phénomènes sonores. On y trouve tous les éléments de la Klangfarben melodie, mélodie des timbres, où chaque instrument y va de sa brève intervention, laissant place à un autre dans uns succession de timbres sonores remarquables. Marc Vignal y voit une formidable « succession de subtils fondus enchaînés ». Le sentiment intemporel y règne en maître, tentative, d’après Schoenberg, pour capter la lumière éphémère du soleil.


 

Schoenberg Farben
 


La quatrième, Péripétie, Molto allegro, revient au tragique proposant plusieurs analogies de composition avec la pièce initiale. Elle est la plus courte des cinq pièces. Elle comporte des éléments brutaux dus à la fragmentation complète du matériau sonore. 

L’ensemble se termine alors par le Récitatif obligé, Allegretto, qui déploie une longue ligne mélodique jamais répétée passant d’un instrument à l’autre, il se dégage alors un rythme de Ländler viennois, symbole lui aussi d’un passé pas si lointain. La polyphonie, qui atteint les huit voix à certains moments est d’une rare complexité.


 

 


Deux enregistrements me semblent particulièrement adaptés à la découverte de cette musique. Le premier, enregistré il y a déjà bien longtemps par l’orchestre de la BBC dirigé par Pierre Boulez et paru chez SONY (réédité récemment en box double), est sans doute la plus extraordinaire quant à la clarté de la polyphonie et à la construction. Le « scanner » de Boulez est intransigeant, sans concession avec cette musique, le chef français cherche à montrer tout le modernisme des cinq pièces en les présentant comme prophétiques pour l’avenir de la musique. La prise de position de Boulez est donc résolument moderne.


 

Schoenberg, Boulez


Par contre, et c’est très bien ainsi, Simon Rattle et l’orchestre symphonique de Birmingham proposent une vision inverse, montrant ce que ces pièces doivent au passé (EMI). La pâte sonore est plus sensuelle que chez Boulez, les phrasés plus amples. Il est évident que Rattle veut ici nous montrer une ultime évolution du langage du XIXème siècle. Moins moderniste, donc moins abstrait, la vision de l’anglais est très séduisante et généreuse. Elle est sans doute plus accessible pour découvrir l’œuvre.


 

Schoenberg, Rattle


Les deux versions ont le mérite d’être disponibles à petit prix (deux cd’s pour le prix d’un). Comb
le de la chance, elles proposent des compléments très intéressants avec, entre autres,  la Nuit transfigurée op.4, les deux symphonies de chambre et d’autres pièces dodécaphoniques à découvrir.