« Ma mère, quand elle m’a raconté la première du Boléro, a dit son émotion, les cris, les bravos et les sifflets, le tumulte. Dans la même salle, quelque part, se trouvait un jeune homme qu’elle n’a jamais rencontré, Claude Lévi-Strauss. Comme lui, longtemps après, ma mère m’a confié que cette musique avait changé sa vie.
Maintenant, je comprends pourquoi. Je sais ce que signifiait pour sa génération cette phrase répétée, serinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le Boléro n’est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l’histoire d’une colère, d’une faim. Quand il s’achève dans la violence, le silence qui s’ensuit est terrible pour les survivants étourdis.
J’ai écrit cette histoire en mémoire d’une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt ans ».
J.M.G. Le Clézio, Ritournelle de la faim, Paris, Gallimard, 2008.
Jean-Marie Gustave Le Clézio, le célèbre écrivain franco-mauricien a un parcours particulier imprégné d’expériences humaines fortes et de prises de conscience initiatiques. Issu d’une famille bretonne émigrée à l’Ile Maurice au XVIIIème siècle qui acquiert la nationalité britannique suite à l’annexion du territoire par l’Empire, il est né à Nice en 1940. Il écrit ses premiers récits dès l’âge de sept ans, dans le bateau qui le conduit, lui et sa mère, au Nigeria où il va retrouver son père après la seconde guerre mondiale.
C’est dire l’importance du voyage dans la vie de cet homme qui parcourt le monde et cherche à travers la diversité culturelle des civilisations à découvrir le fond de l’âme humaine. Son parcours complet est trop vaste pour être détaillé ici, mais il parle de nombreuses langues, a étudié en détail l’histoire de nombreux pays. Pour ne citer que quelques contributions à la connaissance des peuples, citons la dénonciation de la prostitution enfantine en Thaïlande lors de son service militaire en 1967, son séjour au sein de groupes d’indiens Emberàs au Panama entre 1970 et 1974, son mariage avec Jémia en 1975, une jeune femme originaire du Sahara occidental, sa spécialisation dans les cultures du centre du Mexique et la traduction d’un ouvrage mythologique maya. Il enseigne dans de nombreuses universités et est engagé au sein de nombreuses associations qui défendent la littérature francophone.
Tout au long de sa carrière, il reçoit de nombreux prix littéraires, le dernier en date étant le prestigieux Prix Nobel de littérature qui lui a été décerné il y a quelques jours juste après la sortie de son dernier roman, Ritournelle de la faim.
Si l’influence des voyages et l’exploration culturelle sont ses sujets de prédilections, ses premières œuvres étaient cependant inspirées par les recherches formalistes du groupe Nouveau Roman incarné entre autres par Michel Butor, Georges Perec et Nathalie Saraute. Les sujets abordés sont généralement sombres et graves, marqués par les questionnements existentialistes inspirés d’Albert Camus.
Si, dans la deuxième phase de sa vie, son style s’est assoupli et simplifié pour se rendre accessible à un grand nombre de lecteurs, il ne s’agit pas là d’une démarche commerciale. Il a compris que le langage simple et efficace est aussi le résultat de ses expériences de vie. Ainsi, un leitmotiv de Le Clézio réside dans sa capacité de révolte, de contestation face à la société urbaine, à la brutalité des guerres, à l’exploitation des êtres humains et de défense des minorités oppressées. Cette révolte est sensible dans la plupart de ses romans jusqu’au dernier évoqué ici.
La Ritournelle de la faim est une sorte de récit plus ou moins autobiographique, inspiré par sa propre mère et ses origines mauriciennes. L’histoire se déroule au sein d’une société bourgeoise dans les beaux quartie
rs parisiens entre la grande dépression de 1929 et la libération de la France par les Alliés à la fin de la seconde guerre mondiale. Elle décrit l’esprit du temps perçu par un microcosme de personnages (sa propre famille et leurs amis) qui ne se rendent pas compte que le monde est en train de les faire basculer dans la tragédie, la ruine et la faim.
Au centre du récit, Ethel Brun (inspirée de sa propre mère), une gamine de huit ans, qui en grandissant prend conscience de l’irresponsabilité de son entourage face aux ravages qui s’annoncent. Sans délaisser les découvertes de l’enfance et de l’adolescence, Le Clézio crée un climat oppressant, montrant les leurres des discours d’Hitler, l’effondrement irrémédiable des fortunes amassées dans les bonnes années, la disgrâce de plus en plus ostensible et directe du peuple juif ainsi que la disparition des illusions d’un pays (la France) qui se croyait à l’abri de la tragédie.
Je ne vous dévoile, évidemment, pas tout pour que vous puissiez lire l’ouvrage comme une découverte, mais il faut reconnaître que l’impression que j’y ai ressentie est très forte. D’abord parce que le style d’écriture est extraordinaire. Quel vocabulaire adéquat, quelle structure impeccable et quelles belles phrases dans l’absolu ! Ensuite, parce que l’ambiance du récit est en perpétuel crescendo, insouciant d’abord, de plus en plus agité ensuite et s’effondrant dans une terrible violence enfin. La comparaison avec le Boléro de Ravel est tout à fait adéquate. Mais jamais Le Clézio ne tombe dans la facilité. Son style est inchangé de la première à la dernière ligne. Le crescendo ne se fait pas dans le style, mais dans l’ambiance de plus en plus lourde du récit. Pas de spectaculaire gratuit, pas de concession à des genres plus faciles de l’écriture « catastrophe ». Ici, tout est lancinant, de l’ordre du non-dit, de la suggestion et du coloris. Comme chez Ravel, on plonge dans cette lecture, intrigués et séduits par la musique presque banale, puis, on se rend compte que tout a pris des proportions démesurées et que seul l’effondrement permettra la reconstruction du monde sur de nouvelles bases. C’est bien là que l’auteur veut en venir.
Sans la moindre illusion sur l’aptitude de l’homme à l’héroïsme, il ne propose pas une Happy End comme dans de nombreux romans à la moralité correcte d’aujourd’hui. Chaque personnage, parce qu’il est justement un être humain est un héros malgré lui qui s’adapte aux conditions les plus extrêmes qu’il a créé lui-même. Sa souffrance n’est sans doute pas initiatique. Il recommencera plus tard ! Le réalisme de ses personnages, détestables sous de nombreux points, ne sont pas différents de nous-mêmes. C’est là la vraie prise de conscience. C’est bien en cela que nous comprenons ce que nous sommes et les dangers qui nous menacent. Vivre dans un tel contexte fait de nous ces fameux héros malgré eux dont nous parle la citation de l’auteur au début de cet article. C’est là un vrai témoignage de son humanité, de notre humanité… A lire absolument !