« Ce tableau !…Ce tableau ! Mais sais-tu qu’en le regardant un croyant peut perdre la foi ? » Dostoïevski, L’Idiot.
« Il nous conduit au bord ultime de la croyance, au seuil du non sens. Seule la forme – l’art – redonne une sérénité à cette éclipse du pardon, l’amour et le salut se réfugiant dans la performance de l’œuvre. La rédemption serait simplement la rigueur d’une technique stricte ». Julia Kristeva, Soleil noir.
Le Christ au tombeau (1521) de Hans Holbein (1497-1543) est une œuvre particulièrement éprouvante pour le spectateur, qu’il soit croyant ou non. Un homme nu, meurtri, sanglant, bref, un mort. Peu importe qui il est pour l’instant, même si nous reconnaissons le Christ lui-même. Le réalisme de l’image est saisissant et, comme toujours chez les peintres de cette époque, les différentes parties du corps sont fidèlement observées. Le détail macabre des blessures n’est pas de mise ici, mais si notre regard se promène tout au long de cette dépouille mortelle, nous pourrons constater que la scène est vraisemblable. Elle témoigne de la souffrance, de l’horreur de la torture et de l’humiliation du corps. Les teintes du corps, les yeux et la forme du thorax proposent volontairement un spectacle de froide horreur face au spectacle pourtant si simple et précis de la mort.
Même si nous ne pouvons pas nous rendre compte de la réalité du panneau de bois, il faut savoir que ses dimensions sont extraordinairement inhabituelles (2 mètres de large et 30 centimètres de haut). Ces proportions uniques sont aussi responsables de son immense pouvoir d’attraction. L’horizontalité est symbole de repos et de mort en s’opposant à la verticalité qui montre la vie (Quand on est debout, on vit). Mais cette forme « grandeur nature » (certaines sources circulant à l’époque de Holbein prétendaient que le Christ mesurait 1m78 !) nous donne l’impression d’être face à un vrai cadavre. La véracité de l’image, renforcée par le sentiment d’oppression provoquée par la faible hauteur de l’espace, a poussé les historiens de l’art à rechercher un éventuel modèle pour l’œuvre. Outre la forte influence du retable de Grünewald (Retable d’Issenheim) terminé en 1517 où le peintre montre aussi de manière réaliste les plaies du malheureux, Holbein, selon un récit légendaire, aurait travaillé sur le cadavre d’un juif repêché dans le Rhin à Bâle. A l’époque, les artistes fréquentaient beaucoup les morgues !
Ce panneau était peut-être destiné à compléter une mise au tombeau ou à servir d’ornement pour un sarcophage. Isolé de son contexte, si contexte il y avait, il nous paraît encore plus désespéré. Deux éléments semblent cependant interrompre notre sombre méditation. La main droite et deux touffes de cheveux semblent presque en dehors du tombeau, comme si celui-ci était ouvert sur sa partie droite et cherchait de la sorte à englober le spectateur dans sa réalité. Vous me direz qu’il faut bien l’éclairer ! Mais alors pourquoi la lumière semble-t-elle venir du haut. On peut le constater en observant les ombres. Le bas des épaules, l’arrière des genoux et les mollets sont plongés dans la pénombre laissant supposer que l’éclairage n’est pas latéral. Ces ombres renforcent le sentiment pessimiste de la mort, comme si les parties sombres attiraient progressivement tout le corps vers la terre, vers les ténèbres. La couleur de la tête, de la main et des pieds accentue encore cette impression. Or ce sont ces trois éléments qui structurent l’espace clos du tombeau.
C’est bien la mort de Dieu qui est portée à notre vision. Quelle que soit l’attitude que l’on adopte devant le panneau, on se dit soit que Dieu a effectivement abandonné son Fils confirmant de la sorte l’interrogation du Christ sur la croix, soit que cet homme au caveau est n’importe qui, un homme comme tout le monde et que la mort nous montre la sombre finitude de l’être humain. En réalité, cela pourrait bien être les deux. Que la lecture soit agnostique et nous sommes ramenés à la désintégration de nous-mêmes dans la mort, soit spirituelle et la tragédie n’est que temporaire. Elle peut se teinter d’un voile de lumi&egra
ve;re en pensant que le troisième jour… C’est sans doute au fond ce que Holbein a voulu suggérer. Il est impensable qu’à l’époque, l’art ait pu avoir un côté contestataire tel qu’il semble nier l’existence de Dieu en représentant son Fils à l’état de cadavre horrible. Par contre, notre lecture, si elle doit absolument tenir compte de la pensée de l’époque, se teinte inévitablement de notre vision du monde moins religieuse sans doute.
Et de fait, isoler cette peinture dans un musée, sur un mur et dans un espace qui la met en évidence, créer un environnement propice à l’effet tragique et, enfin, nous retrouver face à elle au détour d’une salle peuplée d’œuvres plus optimistes favorisent le choc psychologique que nous ressentons. Holbein l’aurait-il voulu ainsi ? Personne ne peut répondre, mais cela met en évidence un aspect particulièrement ambigu de l’œuvre d’art qui, une fois sortie de son époque et de son milieu premier, peut revêtir des sens radicalement différents et même sans doute des contresens. Tout cela pour dire que l’interprétation d’une œuvre est dangereuse et que beaucoup de rigueur doit guider l’observateur. Mais le triomphe de l’œuvre se situe là aussi, dans ce qu’elle évoque pour nous, dans la force indémodable de son expression et dans l’extension au sein de l’espace et du temps d’une émotion toujours renouvelée. N’est-ce pas là le propre des chefs d’œuvres ?