Au regard de la programmation de la semaine dédiée à Vienne à l’OPL, je me fais la réflexion que la ville de la musique doit surtout sa réputation à la musique du XIXème siècle, donc à la musique romantique. S’il est vrai que l’histoire musicale de Vienne remonte à la fin de l’Antiquité et se poursuit encore aujourd’hui, ce sont surtout les générations qui séparent la seconde moitié du XVIIIème siècle aux années 1950 qui ont développé ce prestige unique au monde. Sans chicaner sur les dates et les styles et bien conscient que la Seconde école de Vienne (Schoenberg, Berg et Webern) n’est plus romantique même si, d’une certaine manière, elle en reçoit l’héritage.
Affirmer que Mozart et Haydn étaient déjà romantiques relève également de l’exagération. Cependant, dans la démarche d’un Mozart de s’affranchir de Salzbourg, de prospecter à Vienne et ailleurs, de faire les frais d’une situation inédite pour un artiste, on peut déceler des prémices d’une libération … romantique. De même, le Haydn qui, une fois libéré de ses obligations envers la famille Esterhazy, achète une maison à Vienne, voyage à Londres, recueille un succès formidable et fréquente les salons les plus avant-gardistes de l’époque ne peut plus se revendiquer d’un classicisme rétrograde.
Tout cela se sent dans les œuvres de ces hommes. Il y souffle un vent de liberté et d’individualisme encore inconnu jusque là. C’est en partie le résultat de l’influence des auteurs littéraires allemands qui, en développant le fameux style « Sturm un Drang » vont insuffler à leur art une dimension nouvelle. En musique, Beethoven semble être le vrai premier romantique. Dans sa pensée remettant en question la dépendance absolue de l’homme face à Dieu (ne me faites pas dire que Beethoven ne croyait plus !), il recentre sa pensée sur son propre destin. Celui qui sera écrit noir sur blanc dans le fameux « Testament de Heiligenstadt » et qui marque une avancée décisive dans la raison et la forme de l’œuvre musicale. Désormais, le compositeur va composer surtout par nécessité, plus par obligation. Partager et transmettre sa vision du monde, voilà le nouveau but de l’art ! Préférer la Nature à la Culture n’est pas chose aisée et ne se produit pas du jour au lendemain. Ainsi, Beethoven, le colosse de Bonn, revendique son libre arbitre, sa possibilité de dialoguer avec la Divinité (comme il la nomme) et de préférer une vision métamorphosée de celle-ci en une entité plus réelle, celle de la nature. Le panthéisme musical était né. C’est désormais la nature dans sa globalité, l’univers en quelque sorte qui devient le propos essentiel de sa philosophie. Résolument démocrate et idéaliste, Beethoven développe une utopie de fraternité entre les hommes qui déroule le premier aspect d’une identité humaine au-delà de son rapport à Dieu.
Il revient à Schubert de préciser son individualisme et de ne parler qu’en son propre nom. Ses méditations sur lui-même, son parcours chaotique de « Wanderer » et son destin tragique lui donnent cette intimité qu’il manquait encore à Beethoven pour réaliser ce qu’on peut nommer le premier romantisme. Ils sont donc les deux pionniers de cette fabuleuse aventure. Fait particulièrement éloquent, ils sont l’un et l’autre profondément attachés à la littérature et la poésie et en subissent de plein fouet les innovations.
Mais la génération de « 1810 » cultivera l’aspect littéraire de l’inspiration musicale. Il est même frappant de voir comment Schumann s’identifie à des héros de la littérature. La maladie du compositeur, sa hantise du double, si elle provient de son passé, est aussi entretenues par ses lectures de Jean-Paul Richter et surtout de E.T.A. Hoffmann, tous les deux adeptes du style fantastique. La musique de Schumann est en perpétuelle quête d’un calme retrouvé entre ses deux facettes héritées semble-t-il du maître de chapelle fou, Kreisler, héros tiré du Chat Murr de Hoffmann. Mais il est aussi à rapprocher du fantastique de la peinture tel que mis en scène par Füssli. Ses sujets sont hallucinés, malsains, oniriques ou pathologiques. Cette tendance à la maladie de l’âme est aussi présente chez Berlioz (le plus allemand des français ?) et l’on songe évidemment à l’argument de sa symphonie fantastique, véritable manifeste des hallucinations, états seconds, amours obsédantes et néanmoins déçues, scènes de sorcellerie et cauchemars. Oui la génération du deuxième romantisme amplifie son exploration du moi dans une perspective psychologie nouvelle. Les fameuses scènes de démence dans les opéras de Bellini et Donizetti sont à mettre en rapport avec les premières tentatives de classer les folies des hommes.
Mais en conséquence, le langage que ces compositeurs utilisent est fait de petites formes, de miniatures qui, en un moment musical, vient peindre cet aspect trouble de l’homme, Cette face sombre se teinte alors de visions diaboliques ou, au contraire, célestes. Le résultat de cela est présent dans l’essor considérable de la virtuosité vocale et instrumentale. Dépasser les limites du corps, c’est aussi transcender l’existence et l’on sait combien Paganini trouvera, dans son image physique diabolique, une résonance instrumentale inouïe. Virtuoses hors du commun, ces musiciens chercheront à montrer leur originalité, ce qui les différencie du commun des mortels. Leurs folies et leurs extases sont autant de moments particulièrement riches. Mais là encore, la littérature n’est pas loin. Faust et Méphisto, en tant que dédoublement de l’un, folie de Faust qui cherche les secrets du monde, folie de Méphisto qui prétend les lui faire découvrir, amour extraordinaire que celui de Gretchen représentant la bonté, l’Amour (l’Eternel féminin), le mythe faustien envahit la pensée de ces romantiques et nombre d’opéras en sont des variantes plus ou moins originales.
Mais le romantisme est aussi un amour du passé. Non pas un passé historique. La notion de discipline historique au sens ou nous l’entendons aujourd’hui ne date que de la fin du XIXème siècle. Un amour du passé pour ce qu’il a de ruines anciennes et de romanesque. Pas surprenant dès lors que Liszt, véritablement obsédé par Faust, retrouve aussi chez Dante et chez Pétrarque une source d’inspiration formidable. Les sujets des opéras milieu de siècle sont presque tous puisés dans les légendes du Moyen Âge. … Et Mendelssohn redécouvre Bach avec Schumann … Et Chopin se revendique aussi du maître de Leipzig. Hasard ? Non pas, nécessité des hommes qui ont besoin de se savoir soutenus par une lignée ancestrale.
Mais c’est aussi l’époque des divertissements des salons et des bals. Vienne brille des mille feux de la valse et la renommée des Strauss dépasse, et de loin, la seule ville de Vienne. C’est aussi une part privilégiée du romantisme. En effet, cette musique si typique a le mérite de révéler une identité particulière qui déteindra sur toute la musique viennoise future. Schoenberg et ses amis arrangeront encore ces valses et les tiendront toujours en haute estime. Il y a donc une vraie couleur viennoise et cela ne fait pas que des heureux.
Avec la troisième génération romantique, les habitants des différentes régions d’Europe recherchent de plus en plus à se démarquer de l’omnipotence de cette musique germanique. Ils recherchent donc à s’en libérer et retrouvent tant bien que mal leur folklore, leur identité, leur langue. Petit à petit, les musiques se séparent et la musique allemande ou autrichienne est évitée. Mais la lignée est trop forte et l’on sait combien il sera difficile pour Dvorak, par exemple, de se libérer de la musique de Brahms. Ce n’est qu’à l’aube du XXème siècle que les identités nationales se manifesteront au grand jour avec le déclin du grand empire. Entre temps, on discute, on débat des raisons de l’art. C’est encore de l’influence de la littérature et de la philosophie qu’il est question. Les uns sont partisans d’une musique pure sous l’impulsion d’Edouard Hanslick (Brahms), les uns restent convaincus du bien fondé de la musique philosophique (Wagner et, dans une certaine mesure, Bruckner). Ce débat anime toute la fin de siècle, mais force est de constater qu’en ne voulant rien exprimer de précis, la musique de Brahms en dit plus sur l’homme qu’il est que le plus grand des discours. De même, Wagner développe et porte à son climax l’intention des débuts du romantisme en se plaçant dans le prolongement de Mozart et Beethoven. Toujours à Vienne l’avènement, puis le rejet de Gustav Mahler, personnage à la culture littéraire et philosophique immense, pousse la musique philosophique au point le plus avancé, peut-être le plus baroque (au sens esthétique du terme bien sur). Il ouvre ainsi la porte à la musique expressionniste qui investiguera plus loin dans la psychanalyse et le réalisme, témoignage du début d’une nouvelle ère où Vienne gardera encore beaucoup à dire malgré (et peut-être grâce à) un destin plus sombre.
On le voit, dans ce parcours, la littérature est partout. Les arts picturaux aussi d’ailleurs. Je reste persuadé que les arts ne sont pas dissociables et interfèrent les uns avec les autres. Mais à chaque détour, à chaque période et dans chaque style, une ville est incontournable, Vienne ville romantique ? Oui, mais pas seulement dans la vision trop répandue et confortablement tragique de Sissi telle qu’Hollywood a bien voulu nous la montrer.