C’est aujourd’hui que commence le festival WIENMUSIK de l’Orchestre Philharmonique de Liège. Comme chaque année depuis maintenant bien longtemps, l’OPL propose au cœur de l’hiver une semaine de concerts variés sur un sujet précis. Ainsi ce sont déjà succédés Mozart, Beethoven, Musique et symbolisme, Amériques, j’en passe. Cette année, c’est Vienne qui est mise à l’honneur dans un parcours immense qui débute à Mozart et s’achève avec Mahler et Schoenberg.
Dans cet esprit de fête, je consacrerai cette semaine à développer quelques aspects de l’immense matière qui se cacher derrière cette véritable emblème de la musique. Et pour commencer, une simple réflexion : Entre 1750 et 1950, soit pendant deux siècles, une part importante de l’évolution de la musique s’est opérée à partir de Vienne. Je ne dis certainement pas que la musique de cette époque n’est que viennoise. Ce serait un contresens historique grave. Il faut cependant avouer que la ville est devenue un centre musical exceptionnel où s’est retrouvée une lignée de compositeurs indissociables de l’évolution de la musique. Pensons seulement aux plus connus et énumérons les ; Gluck, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, La dynastie Strauss, Schumann, Brahms, Bruckner, Mahler, Zemlinsky, R. Strauss, Schoenberg, Berg, Webern. Impressionnant, non ?
Je reprends la citation de Henry-Louis de la Grange que je publiais hier : « L’esprit de la musique ne souffle pas n’importe où. Il lui faut des conditions géographiques particulières, un environnement favorable, une certaine opulence et le panache de l’Histoire. Or, si jamais il a existé au monde un site prédestiné, c’est bien celui de Vienne ». Si d’autres villes ont connu une effervescence musicale importante (Paris, Londres, Prague, Saint Petersbourg, …) à l’époque romantique, peu cependant ont pu rivaliser avec Vienne. Il faut dire que l’activité artistique (car la musique n’est pas à isoler des autres arts) y a toujours été encouragée par une société aristocrate et diplomatique importante. Au centre de l’Europe, c’est un carrefour essentiel pour les échanges de toutes sortes. Ce n’est pas un hasard si la ville a été convoitée tant par les forces ottomanes que par Napoléon et, de même, si le Congrès de 1815 visant à redéfinir l’Europe s’y est installé. De là, une multitude d’influences, une richesse culturelle inouïe, … et un besoin pour les artistes d’y tenter leur chance. Tous les compositeurs cités ci-dessus ne sont pas viennois de naissance, loin s’en faut. Peu le sont, mais cela prouve le besoin de s’y rendre, d’y chercher le succès. Tel Mozart qui quitte Salzbourg en espérant percer dans l’opéra à Vienne, tel Beethoven qui monte à Vienne où l’espoir de succès est plus grand que dans son Allemagne natale et que dire de Brahms ou de Bruckner ?
Congrès de Vienne
Qui dit aristocratie et richesses opulentes ne peut s’empêcher d’évoquer les salons, les bals, les réceptions, mais aussi le mécénat artistique. A une époque où les artistes tentent de s’affranchir de leurs obligations face à un employeur, ils pensent que la clientèle viennoise leur permettra plus de liberté, plus d’aisance et plus d’art. Certains se sont fourvoyés dans cette optique, d’autres se sont habitués à des manières différentes. Beaucoup ont aimé Vienne, d’autres l’ont détestée, mais personne n’y est resté indifférent.
La diversité des manifestations artistiques, entre la valse et l’opéra en passant par la symphonie et la musique de chambre et l’opérette viennoise est telle que chaque caractère peut y trouver son bonheur. C’est du moins ce que l’on croit. Dans une telle émulation, les places sont chères, les élus sont adulés puis méprisés. Le destin de Gustav Mahler est significatif sur ce point.
Siegmund Freud
Mais Vienne au XIXème siècle, c’est surtout une avant-garde culturelle en opposition avec les conventions et les belles manières. Quand Bruckner « débarque » de sa campagne, il vient dans les salons sans la politesse et l’hypocrisie ambiante, il choque par sa rusticité physique et propose une musique que Vienne ne comprend pas. C’est la Vienne d’Edouard Hanslick, ce critique musical de grande autorité qui a le pouvoir de décréter ce qui est bon et mauvais en art. Une forme d’intolérance typique dont nombre d’artistes fera les frais en créant des scandales mémorables. Pourtant, une frange de la population, moins sclérosée sans doute, s’ouvre à la psychanalyse de Freud, s’interroge sur le bien fondé des us et coutumes, découvre que sous la façade bien polie des salons et des belles tenues, se cache un malaise, une vision anachronique du monde. Bientôt, les artistes, les scientifiques et les philosophes montrent, à ceux qui veulent bien le voir, les souffrances intérieures de l’homme (la valse, chez Mahler, joue ce rôle ambigu de représenter à la fois le brillant des salons et l’aveuglement de la société face au tragique de l’homme). Mais Vienne reste Vienne. Paradoxale entre toutes, elle entretient ce qu’elle ne supporte pas. Elle est à la fois l’avant-garde la plus audacieuse et l’académisme le plus conservateur (encore aujourd’hui, le traditionnel concert de nouvel an fait revivre une époque révolue avec des « manières » fortement anachroniques). Oui, décidément, Vienne ne cesse de nous surprendre, c’est aussi cela qu’on aime. Vive Vienne !