Voilà un titre bien énigmatique ! Pourquoi la musique ? C’était le titre d’une conférence que je donnais hier soir à Liège… l’occasion pour moi de refaire un état des lieux toujours bien venu de ma vision de cet art qui m’aide à vivre et à mieux me connaître. Ce texte est un peu la suite de celui d’hier consacré à la mimésis et à la catharsis.
Un constat s’impose. La musique est pratiquée depuis toujours par tous les peuples de la terre. Il n’est pas inutile de s’interroger régulièrement sur ce fait qui, à force, nous semble tout à fait naturel. Nous allons au concert, nous achetons des disques, nous écoutons la radio, les films que nous voyons sont renforcés par la musique, nous la pratiquons tous d’une manière ou d’une autre. Qui ne s’est jamais surpris en train de fredonner un air connu ? Qui oserait affirmer qu’il n’a jamais chanté ? On le voit, il n’est pas besoin de consacrer sa vie à la pratique instrumentale ou à la musicologie pour s’apercevoir que la musique nous entoure, nous accompagne.
La question est de savoir pourquoi. Nous vivons dans un environnement bruyant et la musique peut couvrir ce bruit souvent considérer comme une pollution sonore. Mais la musique n’est-elle pas aussi celle qui imite notre environnement sonore en en disant un peu plus ? La formule traditionnelle est de reprendre la définition de la musique la plus courante : « La musique est l’art de combiner les sons ». Les trois mots signifiants de cette phrase sont « sons », « combiner » et « art ».
Le son est un phénomène physique ondulatoire possédant certaines caractéristiques comme la durée, la hauteur, le timbre et l’intensité. Nous avons appris à distinguer un son d’un bruit, certes, mais doit-on pour autant rejeter du monde musical tous les bruits que nos environnements nous proposent ? Ne peuvent-ils pas avoir une fonction musicale spécifique et se combiner avec les sons musicaux (entendez ceux que produisent la voix humaine et les instruments de musique) ? Ce n’est pas si simple et de nombreux compositeurs ont utilisé les bruits à l’imitation des phénomènes sonores de la nature pour des fonctions expressives que ce soit avec des instruments traditionnels ou en reproduisant les vrais bruits naturels (tout dépend des époques et des moyens à disposition).
Mais justement, je parlais de combiner les sons et les bruits. C’est bien le deuxième mot significatif de la définition. Combiner les sons, c’est les juxtaposer en créant des mélodies, mais c’est aussi les superposer en créant des harmonies. Ce sont ces combinaisons de sons qui provoquent les nuances sémantiques de l’art musical. Faites une expérience : chantez le début de la symphonie n° 40 en sol mineur de notre cher Wolfgang (tout le monde connaît ce thème, il existe même sous la forme de sonneries de portables !). Vous recréez la mélodie, vous juxtaposez les sons. Mais, me direz-vous, j’ai beau chanter, je ne retrouve pas l’expression mozartienne. C’est parce qu’il vous manque son support, sa combinaison en superposition, ce flux de sons que procure ce que l’on nomme l’accompagnement. Vous aurez compris ce que signifie vraiment combiner les sons. Et maintenant, écoutez !
Quelle magie que cette musique ! Nous n’aurions pas pu composer cette musique même si elle nous est désormais si familière. C’est bien la troisième notion de notre définition. L’art qui englobe aussi bien l’ancienne notion technique des grecs (la τεκνή) que la dimension artistique. Il n’y a pas de génie sans technique, qu’on le veuille ou non. Tous les artistes, de quelque discipline qu’on parle, se doit, avant de créer, de maîtriser une technique. C’est cette maîtrise qui aboutit à la liberté créatrice, seule garante d’œuvres d’art dignes de ce nom.
La musique est donc l’art de combiner les sons. La dimension artistique, si elle s’est imposée plus vite que nous ne le pensons généralement, n’a sans doute pas été le premier souci de nos ancêtres. Et la fonction de l’émission des sons doit remonter au niveau des proto langages de l’humanité. Les linguistes semblent pencher de plus en plus vers une fonction musicale sémantique qui aurait précédé de peu la forma
tion des langages articulés. On imagine les émissions sonores de l’homo sapiens destinées à communiquer un message de base à la collectivité en cas de danger, d’avertissements divers ou de motifs de satisfaction. Le son prend d’emblée une valeur sémantique puisqu’il transmet une information. L’émetteur et le récepteur doivent pouvoir se comprendre, c’est un élément indispensable à l’évolution et la préservation de l’espèce. Mais certains scientifiques croient déceler dans les premières musiques un jeu de séduction dans lequel le mâle séduit sa femelle par un chant. Pour eux, séduire est lié à se reproduire et à perpétuer l’espèce. Une bonne raison également de conserver la musique dans les caractères humains qui persisteront tout au long de l’histoire de l’homme.
Est-ce que, pour autant la musique est un langage ? Parfois, nous aurions tendance à le penser. Outre la séduction sexuelle, il est tout à fait remarquable d’observer les rapports entre une mère et son nouveau-né. Les chants qu’elle lui prodigue ont un effet calmant, amusant, tendre qui permet à l’enfant de prendre petit à petit possession du monde sonore bien avant l’acquisition du langage. On constate d’ailleurs qu’avant même l’apprentissage de la langue articulée, l’enfant nous montre des aptitudes exceptionnelles à retenir des comptines et des chansons en rapport avec l’affectivité avec comme seuls professeurs ses parents. Chanter semble plus naturel encore que parler. Les comportements sociaux trouvent dans le chant une sorte d’union identitaire. Il est aisé d’imaginer que des chants typiques identifient chaque tribu, chaque groupe humain. C’est encore le but ultime des hymnes nationaux. Mais la musique s’est vite imposée comme partie intégrante des cérémonies rituelles et religieuses. On a remarqué que la danse, les rythmes et les mélodies favorisaient l’état de prière. Oui, il semble bien que la musique facilite la communication entre les êtres humains. On découvre même aujourd’hui, grâce à l’imagerie médicale sophistiquée (IRM) que la musique agit sur diverses parties du cerveau. On en déduit qu’elle facilite les capacités d’abstraction, développe donc la pensée et rejoint les grandes valeurs existentielles (archétypes). Là encore, elle s’impose comme un élément déterminant de l’évolution de l’espèce. L’homme en a besoin pour assurer sa survie. Alors, la musique est probablement une forme de langage. Elle véhicule des notions affectives très fortes que les mots peinent à exprimer. Elle se situe à un tout autre niveau que le langage articulé.
C’est justement sur ce point que le rapport avec le billet d’hier trouve toute sa raison d’être. Depuis l’antiquité, les philosophes ont cherché à expliquer cette étrange forme de langage qu’est la musique. La notion de mimésis, développée par Platon, Aristote et Pythagore s’est portée à plusieurs points de vue. Celui que je retiens aujourd’hui est celui du dernier. Dans son travail sur les échelles sonores et l’étude des intervalles musicaux, Pythagore constatait que les proportions mathématiques de la musique correspondaient à celles du cosmos tout entier. Il élaborait alors une « théorie » qui non seulement affirmait que la musique imitait la nature dans le cadre de la copie, de la perception ou de l’utopie qui permettait une mimésis, mais aussi, par la constatation que nous sommes intégrés à cette mère nature, que nous nous exprimons musicalement en fonction du monde dans lequel nous nous trouvons. Ce dernier point sera essentiel pour les siècles à venir, du Moyen Âge à Kepler dans l’élaboration des trois types de musiques gouvernant le monde. La musique des sphères (Musica Mundana) est celle qui gère les mouvements des sphères célestes. Nous n’avons pas d’action sur elle, elle est le fondement même du cosmos et est présente depuis toujours. La Nature, c’est elle. La musique de l’homme (Musica Humana) est celle que nous possédons en nous, malgré nous et qui correspond à un microcosme reproduisant l’harmonie céleste. Enfin, la musique que nous jouons ou entendons (Musica Instrumentalis) avec nos instruments et notre voix tente de se rapprocher des deux autres pour atteindre à la perfection des sphères. La notion de flux est donc bien importante ici. En effet, les proportions qui se veulent identiques permettent une communication avec le cosmos. Ce circuit des intervalles et des flux musicaux (Circuitus) doit atteindre à la dimension artistique s’il veut être efficace. Le résultat de la réussite de cette communication entre les mondes provoque, chez l’homme, un effet apaisant et libérateur que le mot catharsis vient nommer de manière très efficace. Elle est l’émotion ressentie par l’art musical dans le cadre de la mimésis.
A la lumière de ces idées, un nouveau constat s’impose : L’art est essentiel à la communauté. La musique est un moyen privilégié d’entrer en communication avec le monde. Mais alors une conséquence s’impose tout autant : Une société sans art est une société morte. Ce qui confère, encore une fois, le statut essentiel de l’art dans la vie humaine. Mais pourquoi la musique jouit-elle d’un statut particulier au sein des arts ? La première réponse est liée à la notion de temps. La musique est l’art du temps. Elle naît, dure et meurt. Exactement comme nous. C’est vrai au niveau des structures à grande échelle (une symphonie entière, un mouvement complet, …), c’est vrai également au niveau des petites cellules et même des notes seules. Pour toutes ces raisons, la musique représente une paraphrase de notre existence, une métaphore de la vie. Ce qu’il y a entre la naissance de la musique et sa fin, c’est la vie, peuplée de péripéties, d’évolutions, de développements. Les péripéties de la musique sont l’essence de celles de notre vie. Arthur Schopenhauer, dans une vision tentée de néo-platonisme et d’idées orientales, considérait que seule la musique pouvait nous faire retourner aux valeurs profondes de l’humanité, aux concepts eux-mêmes (c’est ce que Jung nommera les archétypes). La musique devient donc le miroir de l’âme et se présente donc comme existentielle. Ces notions sont partagées par toutes les civilisations et justifie pleinement la pratique musicale de tous les êtres humains du monde. Instinctivement, la musique nous met donc en communication avec cet autre chose qui n’est rien d’autre que … nous-mêmes.
Mais comprenons-nous la musique ? D’une certaine manière, oui ! Nous la ressentons. Nous n’avons aucune peine à ressentir la tristesse de l’Adagio pour cordes de Barber, par exemple. Mais nous restons cependant trop souvent au stade de la perception spontanée qui ne peut rendre en pleine lumière tout le propos de la musique. Par paresse, par manque de temps ou par indifférence, nous restons trop souvent dans l’écoute superficielle. La musique nous touche, mais pour qu’elle nous apporte quelque chose de vraiment utile pour nous-mêmes, nous devons approfondir notre perception, chercher le dénominateur commun qui nous relie à des êtres humains qui ont produit de la musique dans d’autres époques et d’autres circonstances que les nôtres. Mozart ne nous donne t-il qu’une musique aimable typique de la fin du XVIIIème siècle ou y a-t-il plus que cela dans son œuvre ? Pour trouver ce fameux dénominateur, il nous faut une qualité première et indispensable : la tolérance. Il nous faut admettre que des musiciens ont eu des vies différentes des nôtres, des pensées adaptées à leurs époques, des spiritualités qui ne sont pas nécessairement les nôtres, … Accepter la différence de l’autre, c’est admettre notre imperfection … et donc investiguer notre intériorité, nous remettre en cause. Il faut de la modestie pour admettre que les propos de Mozart, Beethoven ou Schubert nous parlent en fait de nous-mêmes mieux que nous en nous révélant nos forces, mais aussi nos faiblesses. Il nous faut accepter de revenir sur nos certitudes, en bref, prendre conscience de notre finitude.
Ecouter la musique, c’est une démarche bien plus profonde qu’on ne l’imagine trop souvent. C’est replonger dans la nature profonde de la vie et de la mort, c’est vivre et mourir avec un homme qui a voulu en parler, exprimer l’essence de son être (et peu importe les époques). Ecouter ou pratiquer la musique, c’est opérer en nous un parcours initiatique qui nous permet in fine de mieux nous comprendre. C’est donc une leçon de vie qui doit nous permettre de nous reconnaître. Quand naît la musique, nous venons du vide absolu, du silence, du néant primordial. Quand dure la musique, nous vivons avec elle les tribulations de la vie, c’est là qu’elle est initiatique. Quand elle s’achève, nous vivons sa mort, sa fin et prenons conscience de notre propre fin. Attention cependant à ne pas déformer mon propos ! Nous ne pouvons pas nous représenter notre propre mort (comme disait un homme sur son lit de mort : « excusez-moi de mal mourir, mais je n’ai pas l’habitude ! »), nous ne pouvons que vivre celle des autres tant que notre échéance n’est pas venue. Cependant, la musique peut nous faire prendre conscience que cette échéance existe bel et bien et que la refuser est inutile et un non-sens.
Oui, nous aimons la musique, chacun à notre façon, car ce sont toutes ces fonctions fondamentales de notre statut d’être humain qui y sont rassemblés. Voilà pourquoi, à mon humble avis la musique nous est si indispensable.