Emotions …

 

Journée terrible hier, mais ô combien passionnante ! Après avoir travaillé à la Fnac de Liège le matin, je donnais une conférence l’après-midi à Louvain-La-Neuve sur la Messe en ut mineur de Mozart avant de filer à Hasselt pour parler de Schubert à la Société Littéraire. Beaucoup de kilomètres, certes, mais beaucoup d’émotions dans les sujets abordés.

 

Schubert d’abord, dans cette conférence que j’ai titrée « Schubert, le promeneur solitaire » et que je donnerai encore quatre fois cette saison, m’apporte toujours beaucoup de tendresse. Evoquer son errance, sa solitude, son destin, les schubertiades, son refuge dans le passé et beaucoup d’autres notions en décortiquant certaines œuvres tirées de son répertoire vocal, pianistique symphonique ou de chambre, crée toujours sur moi un vrai sentiment d’empathie, c’est comme si une catharsis s’opérait en moi. J’ai toujours envie de dire : pauvre Schubert » en étant, par ailleurs très heureux qu’il nous ait laissé une œuvre si forte. Le second principe (après Beethoven) du premier romantisme. Un vrai parcours initiatique, douloureux, mais essentiel !

 

Mozart et sa célèbre messe en ut mineur, inachevée et si mystérieuse dans son approche à la fois très spirituelle et tellement humaine, nous montre, il me semble, toute la richesse de cet homme qui, dans le cadre d’un type de musique tellement codifié (un texte immuable, des formes presque obligées, …), parvient à s’exprimer comme il est, avec ses doutes, se espérances et cette notion de l’homme qui prend racine au détriment de l’autorité suprême qu’est Dieu le père. A ce titre, avez-vous déjà remarqué comme les passages qui parlent du Christ (l’homme) sont plus audacieux, plus opératiques que ceux qui parlent du Père, plus conventionnels et distants (fugues, grands effectifs, écriture sévère, …) tout en restant géniaux ?


 Mozart à 33 ans


 

 

Mozart disait, dans une lettre à son père : « Le vrai génie sans cœur est un non-sens car ni l’intelligence élevée, ni l’imagination, ni les deux ensembles ne font le génie. Amour, Amour, Amour, voilà l’âme du génie ! » Et justement, cette messe inachevée déploie un véritable sentiment d’amour, un témoignage de la longue quête qui anime Mozart durant les dix dernières années de sa courte vie. Qu’on en juge, ses opéras « Da Ponte » (Noces de Figaro, Don Giovanni et Cosi fan tutte) envisagent tous l’amour en fonction de paramètres différents ! Mais cette quête de l’amour en tant que moteur de l’homme annonce le XIXème siècle et les grandes notions romantiques des philosophes. Je me suis souvent demandé ce qui s’était passé dans l’esprit de ce jeune homme à l’apparence désinvolte qu’était Mozart. La Messe en ut mineur a quelque chose d’un point de départ de cette quête. Composée entre 1782 et 1783, sans commande apparente, elle est la première œuvre religieuse de la période viennoise du compositeur. Il n’est plus obligé d’en composer. Alors pourquoi une messe ?


 

Constance Mozart

Constance Mozart


 

Là encore quelques lettres viennent à notre secours : « J’ai véritablement fait cette promesse dans mon cœur, et j’espère vraiment la tenir – quand je l’ai faite, ma femme était encore souffrante- mais comme j’étais fermement résolu à l’épouser dès qu’elle serait guérie, je pouvais facilement promettre cela. Comme preuve de la réalité de mon vœu, j’ai la partition de la moitié d’une messe qui donne les meilleures espérances » (lettre de Mozart à son père le 4 janvier 1783 au sujet du voyage à Salzbourg projeté par le jeune couple). Ce serait donc une messe d’actions de grâce pour la guérison de Constance ou une œuvre qui pourrait redorer son blason auprès de son père ou encore une messe nouvelle pour se venger de l’archevêque de Salzbourg. Une question essentielle se pose cependant. De quelle maladie souffrait Constance ?

 

Deux lettres encore : « Ne croyez pas que ce soit uniquement pour me marier ; pour cela, je voudrais encore volontiers attendre ; mais je vois que c’est inévitable et indispensable pour mon honneur, l’honneur de mon aimée et l’état de ma santé et de mon cœur ». Et un peu plus tard : « Un homme que s’est avancé déjà si loin avec une jeune fille…plus rien à différer !…mettre ses affaires en ordre…agir comme un gars qui a de l’honneur » (Toujours à son père !)

 

La « maladie » de Constance est claire. Elle est enceinte et donnera naissance à un petit Reimund Leoplod Mozart à la fin du mois de juin 1783 qui mourra seulement deux mois plus tard. La lettre du mois de janvier citée plus haut correspond aux débuts d’une grossesse et aux troubles de santé qui en sont la conséquence. Mozart va donc être papa. Quelle expérience humaine exceptionnelle ! Comment ne pas entendre, dans l’Et incarnatus est de la Messe toute l’émotion de cette naissance ?


 

Mozart Et incarnatus est 1
 


 

Dans un fa majeur qui évoque la pastorale de Noël et sur un rythme à 6/8 qui est celui de la sicilienne employé pour l’évocation de la naissance du Christ, l’orchestre se fait discret, fin, mystérieux, presque comme une berceuse pour un bébé. Les instruments à vent, les bois (bassons, hautbois et flûtes) eux aussi associés au monde de la pastorale, déploie leur plus beau chant. Quand entre la voix, c’est l’émerveillement. Dans une douceur extrême, la soprano (Constance ?) chante les premières paroles. Bientôt, l’émotion change. Elle devient celle d’un air d’opéra (qui pourrait sortir de l’Enlèvement au sérail) avec ses tendres mélismes, ses coloratures d’une rare finesse. Après le mystère de l’incarnation, c’est la joie de la vie, son immense beauté. Le passage le plus surprenant reste la cadence, à la fin de l’air où les instruments et la voix, en vocalises, s’amusent à un jeu d’imitations de traits ascendants d’une inouïe beauté. C’est comme si l’homme (la chanteuse ici) et la nature (les vents) entraient en symbiose parfaite. Il ne reste que le postlude qui reprend sa berceuse tendre. Je ne vous cache pas que l’écoute solitaire de cette musique parvient à chaque fois à me tirer les larmes des yeux. Non pas de tristesse ! Simplement de bonheur, un bonheur indicible que Mozart, comme tous les hommes (qui ont eu cette chance) ont un jour ressenti dans l’expérience de la naissance d’un enfant.


 

 


 

 

Mozart n’était pas différent de nous. Il avait appris la vie, la vraie, pas celle d’un enfant surdoué trimbalé à travers l’Europe comme un singe savant. C’était le début, pour lui, d’une prise de conscience essentielle qui allait l’assaillir jusqu’à ses derniers moments et nous laisser tant de chefs d’œuvres impérissables. La véritable initiation de Mozart à la vie se trouve dans cette Messe en ut mineur et le fait qu’elle soit inachevée montre à quel point elle n’était que le début d’une aventure humaine. Mais dans cet Et incarnatus est, tout est dit avec si peu de moyens et tant d’efficacité.

 

J’aimerais continuer encore à vous parler de cette œuvre qui cache encore tant d’émotions, mais je dois donner un cours sur Schumann et son Quintet avec piano (joué ce week-end à l’OPL par Eric Le Sage et ses invités) dans deux heures. Je vous laisse écouter cette merveille qui, personnellement, m’habite depuis bien longtemps déjà.