Après en avoir entendu dire beaucoup de bien, je m’étais offert, il y a quelques mois, le coffret de l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven par Daniel Barenboim publié en DVD chez EMI. L’imposant monument musical est le résultat d’une série de concert à Berlin enregistrés entre le 17 juin et le 6 juillet 2005 dans la salle du Staatsoper Unter der Linden.
J’ai toujours été très impressionné par ces pianistes qui sont capables, en quelques jours seulement de donner, de mémoire et avec une aisance déconcertante, les 32 sonates du compositeur. A vrai dire, la performance tient autant de l’exploit sportif que d’un véritable parcours initiatique. Si Barenboim n’est certes pas le premier (ni le dernier) à entreprendre un tel parcours (on se souvient peut-être d’Abdel Raman El Bacha qui l’avait fait récemment au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et d’Alfred Brendel qui a répété l’expérience plusieurs fois), l’écoute de ses interprétations m’a réconcilié avec un homme pour qui j’avais, à tort, des a priori.
Il suffit parfois de peu pour que l’image d’un homme vienne se ternir à nos esprits. Une connaissance m’avait un jour raconté une expérience désastreuse avec le maestro. A l’issue d’un concert qu’il dirigeait (car son métier de chef d’orchestre est aussi important que celui de pianiste), la dite connaissance a voulu aller chercher une dédicace d’un album qu’il possédait et faire une photographie avec l’illustre bonhomme. Certains auditeurs aiment ainsi perpétuer le souvenir d’une soirée mémorable. Malheureusement, et pour des raisons inconnues, le musiciens n’était pas disposé à se laisser approcher par ses admirateurs. Ce récit a suscité en moi une série d’idées contradictoires. Celui qu’on présentait comme un grand représentant de l’humanisme, de la tolérance, du rapprochement des peuples et de la fraternité, cet homme qui est un citoyen du monde ne serait qu’un bonhomme hautain et suffisant. Le raccourci, vite fait, je vous le concède, ne collait pas avec l’image que me donnait cet admirateur déçu.
Alors, je me suis mis à écouter encore et encore ses interprétations pianistiques et orchestrales. Il n’y avait pas de faille évidente. Réécoutez le mouvement lent de la sonate de Chopin pour violoncelle et piano où il joue avec sa femme Jacqueline Du Pré, disparue beaucoup trop tôt. Ce n’est qu’amour et tendresse. Ecoutez ses sonates de Mozart, elles sont remplies de cette lumière si forte qui les porte si haut, lisez, enfin, son ouvrage récent : « La musique éveille le temps » (Fayard, 2008) et vous y trouverez quelqu’un qui est conscient des enjeux politiques, sociaux et émotionnels de la musique et qui défend une vision très claire et louable de la pratique musicale. Rien ne transparaît du récit évoqué plus haut. Seule conclusion à tirer, le maestro était fatigué et voulait un peu de calme (ce qui est tout à fait légitime aussi). On n’imagine sans doute pas les agendas surchargés, les obligations diverses, les rencontres mondaines qui, si l’artiste n’y prend garde, pourrait bien l’entraîner loin de son but premier, faire de la musique.
C’est justement cette simplicité que nous montre ces concerts Beethoven. Mais vous le savez, cette musique n’est pas simple, que du contraire. Alors cette simplicité retrouvée témoigne d’une maîtrise acquise durant cinquante ans de pratique des sonates. Une expérience unique qui, comme le pianiste le souligne, parvient à trouver, dans cette musique qui repousse les limites physiques et expressives de l’homme, une liberté. Liberté et simplicité se font ici synonymes. Tout est pensé, assimilé, senti et aboutit à faire émerger du piano un Beethoven sincère, profondément humain malgré ses allures bien souvent titanesques. Oui, la liberté. C’est fantastique ! Quel phrasé, quel style, quelle maîtrise de la dynamique, des mélodies, des rythmes et de l’harmonie (la couleur), quelle domination des structures et de la rhétorique … C’est la sagesse. Barenboim n’est pas un de ces pianistes qui cherche à expri
mer par ses mimiques et attitudes une expression que le piano doit donner tout seul. Il n’est pas impassible non plus, mais concentré. Son corps et son esprit sont en symbiose avec la musique. Et cette sagesse, c’est la liberté ! Les plus grands pianistes sont presque tous sages dans leur attitude physique face à l’instrument. La maîtrise du geste, sans débordement inutile, sans grimaces ou expressions d’un visage inspiré d’en haut. Qu’on se souvienne de Kempff, de Richter, de Gilels, de Brendel et de bien d’autres grands ! Ce qui frappe chez eux, c’est la façon dont parle le piano, pas leurs mimiques.
Tout cela se confirme lors des magnifiques bonus que nous offrent le coffret. Six master classes données par le maître la même année à Chicago. Parmi les élèves qui donnent chacun une sonate de Beethoven, des noms aussi importants que Lang Lang, Jonathan Bis ou David Kadouch. Ils viennent présenter un mouvement, en public, et recevoir les conseils de Barenboim. Tous sont des pianistes de haut niveau. Ce qui est exceptionnel, c’est la manière qu’à Barenboim d’enseigner, de travailler tant la structure que les détails, d’orienter les jeunes pianistes vers la pensée de Beethoven plus que vers un quelconque brio ou une virtuosité de façade. On se rend compte du chemin parcouru par cet homme qui est capable de reprendre n’importe quel passage, n’importe quelle nuance sans le soutien de la partition. Lorsqu’il montre au piano le passage traité, il y a une telle différence entre l’élève et le maître qu’on ne peut qu’être confondu par l’autorité de son discours et l’évidence qu’il souligne. On se demande comment on n’y a pas pensé soi-même tant ses exemples semblent évidents. La liberté, la simplicité sont l’évidence même. C’est très enrichissant, une vraie leçon de musique, là où la musique dépasse le simple phénomène de produire des sons et atteint des hauteurs de vues inespérées. Barenboim est décidément un très grand bonhomme. Un coffret vraiment indispensable !