La pratique artistique occidentale impose différemment au cours des siècles le même statut de l’œuvre d’art. L’œuvre est un objet tangible ou non pensé comme une architecture formelle et comme processus artistique expressif inséré dans un contexte d’espace-temps animé par des relations internes. La musique n’échappe pas à ces processus.
En effet, l’œuvre musicale de la tradition baroque, classique et romantique se définit en tant que structure narrative, unidirectionnelle et téléologique (étude des buts, de la finalité). Tout ceci implique la notion de forme sans laquelle une œuvre musicale ne peut espérer exister. Mais le terme « forme » comporte deux sens distincts qui peuvent s’interpénétrer. Le premier est l’énoncé d’une catégorie esthétique qui comprend la totalité des moyens expressifs musicaux. C’est une vision globale des genres de la musique. On parlera de forme opéra, de forme symphonie, de forme sacrée, … La seconde s’utilise dans un sens plus étroit et désigne la manière dont sont distribués dans l’espace-temps les parties qui constituent l’œuvre. Cette application tient compte non seulement des sections en elles-mêmes, mais aussi des rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. On parlera alors de la forme sonate, de la forme Lied, de la forme rondo, … Chacune des dénominations qui précèdent déterminent les manières dont les morceaux de musique sont construits.
Il s’agit bien d’un système organisé et on aurait bien de la peine à imaginer qu’un auteur littéraire écrive son roman ou son récit, à l’exception des expériences d’écriture automatique, sans utiliser de forme préalable (au risque de la plier à ses désirs expressifs). Ainsi, composer une œuvre sans schéma préalable relève de la fiction et du fantasme. Même un compositeur rapide et ne pratiquant qu’à de rares occasions des brouillons, à l’image de Mozart par exemple, procède de la sorte. Son inimaginable puissance cérébrale lui permet d’avoir tous les processus en tête avant la rédaction de l’œuvre. Il n’improvise donc pas, il remet au net un brouillon établi avec une rapidité déconcertante dans un coin de son cerveau.
Si forme il y a, donc, elle n’est cependant pas le mystère de la musique. Je fais souvent cette réflexion auprès de mes auditeurs en rappelant que ce n’est pas parce qu’on connaît les formes musicales sur le bout des doigts qu’on est pour autant un compositeur. Ce n’est pas parce que vous avez analysé, sur les bancs de l’école, lors des cours de littérature, les ouvrages les plus célèbres, que vous êtes désormais des auteurs capables de rédiger romans, nouvelles, poésies et autres formes littéraires. Que ce soit bien clair !
Même dans le cas des œuvres qui nous semblent complètement improvisées, l’artiste utilise des structures sous-jacentes qu’il maîtrise. Les Happenings, par exemple, ces manifestations artistiques en direct, ne fonctionnent pas que par l’imagination débordante de l’artiste. Les improvisations du jazz ou des grands organistes sont toujours tendues par des formes, des passages narratifs obligés, seuls garants de la continuité du processus créateur. Si l’informe est le chaos, le désordre, la forme, elle, peut, dans certains cas, imiter le chaos pour des raisons expressives.
Vous me contredirez peut-être en mettant en avant les musiques aléatoires qui, par essence, fonctionnent par le hasard pur. Il me semble qu’elles font plus partie d’expérimentations à caractère artistique qu’à de vraies compositions. L’un des cas le plus extrême se trouve dans les fameuses 4’33 de silence pour piano de John Cage. Impossible de savoir avec certitude s’il s’agit d’un coup de marketing du célèbre compositeur ou d’une véritable volonté de provoquer l’aléatoire dans la musique. Je m’explique. Lorsque le silence dure à la place de la musique, sans musique, dans le cadre d’une exécution publique, l’auditeur est amené à recevoir plusieurs émotions qui sont de l’ordre de l’attente, de l’agacement ou de la contemplation. Mais lorsqu’on se penche un peu plus sur ce silence, on se rend compte qu’il n’existe pas vraiment. Ce n’est plus le piano qui émet des sons, mais la vie des hommes tout simplement. L’un tousse, l’autre remue, un papier se froisse, une ambulance passe dans la rue adjacente et laisse pénétrer ses sonorités dans la salle silencieuse, bref, une foule de sons se déroule à nos oreilles. Ce sont des sons aléatoires par excellence puisqu’il n’est pas possible d’en prévoir ni l’apparition ni le déroulement.
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Vous n’avez rien entendu ? C’est normal. Non votre ordinateur n’est pas en panne. Mais pendant que vous vous demandiez ce qui se passait, avez-vous entendu les bruits ambiants de votre bureau, de la rue ou de votre maison ? Non ? Alors recommencez une fois… En principe, cette « œuvre » doit être interprétée avec un rituel gestuel précis (ouvrir la partition, mettre le chronomètre en marche, ouvrir et fermer le couvercle du piano entre les mouvements, …). J’ai placé ce « document » noir pour vous laisser vous concentrer sur le silence ou son absence.
John Cage
Il ne s’agit donc pas ici d’affirmer un jugement de valeur, la question n’est pas là. L’aléatoire, s’il est forcément présent dans une bonne part de notre philosophie, ne peut prétendre à l’expression individuelle puisque l’homme n’est plus en mesure de s’exprimer à long terme sur un plan narratif perceptible par ses auditeurs. Je ne doute pas que la musique aléatoire puisse exprimer les archétypes humains de manière brute et sans préméditation. Mais même lorsqu’il s’agit de ce type d’expression, l’homme fait appel, même inconsciemment aux formes et aux moyens d’expression qu’il a appris durant son existence. L’aléatoire véritable ne peut, à mon sens, ne se présenter réellement que par le truchement des machines. Les ordinateurs sont capables de mélanger toutes les données qui lui ont été imposées par les hommes et de les restituer dans un hasard absolu. Mais est-ce vraiment un hasard absolu ? N’oublions pas que c’est l’homme qui a fabriqué la machine, c’est lui qui lui a offert ses possibilités diverses. C’est encore lui qui a intégrer les sons, les timbres, les hauteurs sonores et même les rythmes qui seront restitués par hasard. Si les progrès technologiques peuvent imaginer des combinaisons infinies de rythmes et de timbres, on est en droit de se demander si l’ordinateur peut créer par lui-même. En ce cas, quelle expression peut-il intégrer à ses créations, si ce n’est l’expression fournie par notre étonnement et notre surprise ?
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Il y a même, à mon sens, une contradiction entre les mots aléatoire et composition. Par essence, ce qui est le fruit du hasard n’est pas prémédité, donc n’est pas composé. Dès que nous parlons de composition, nous mettons en œuvre un processus formel. Il serait de l’ordre du fumisme de proclamer l’inverse. Car dans la vie de tous les jours, et je ne doute pas que les artistes y soient aussi intégrés, nous vivons perpétuellement dans le cadre des phénomènes de cause à effet. Chaque geste que nous accomplissons provoque une conséquence aussi minime soit-elle. Si le hasard existe bel et bien, il survient comme un événement inattendu pour nous. Pourtant, il est fort probable qu’il comporte en lui-même la cause de son effet. Nous ne la connaissons pas, c’est tout, mais si on nous l’exposait, on en comprendrait les raisons. Les pires événements du monde comportent toujours une cause. Parfois, elle trouve ses racines dans l’action humaine, mais souvent, la nature agit par elle-même. Est-ce à dire que la nature possède ses propres desseins ? Je n’irais pas jusque là ! Sa propre logique, oui ! Si nous ne la comprenons pas toujours, nous l’attribuons au hasard…Mais sommes-nous toujours conscients des conséquences de nos actes, nous les hommes ?
Il n’empêche que pour nous exprimer, et c’est bien le but de la communication entre les êtres, nous avons besoin de formes. Ces dernières sont nombreuses et adaptées à chaque type de communication. Véhiculer la pensée humaine, qui possède, elle aussi, sa propre logique, ne peut passer que par des formes préétablies. Mais elles sont contournables, modifiables et ne constituent pas l’essence de l’expression. Elles sont un outil nous permettant de décrypter le message émis. Au-delà de la forme, réside l’expression. Nous pouvons comprendre le discours d’un chef d’état sans analyser son discours, mais toutes ses nuances profondes et ses ramifications apparaîtront en plein jour lorsque la forme sera analysée. C’est pour cela que des spécialistes analysent toutes les paroles des hommes politiques (avec de nombreux abus, je vous le concède).
L’art s’adresse à tous et nous nous devons de percevoir le propos de l’artiste. L’étude des formes, si elle n’est pas indispensable et n’est jamais une fin en soi, est pourtant essentielle pour accéder aux propos des artistes, qu’ils soient peintres, architectes, auteurs ou musiciens. Comprendre une forme, c’est comprendre un propos dans son détail, dans ses allusions, dans ses énonc&
eacute;s et dans ses causes et effets. C’est un moyen exceptionnel d’affiner notre écoute et notre ressenti. C’est l’un des éléments essentiels de l’écoute active que je défends depuis de nombreuses années.