Touristes de l’effroi !

 

Décidément, la Belgique n’est pas épargnée par les catastrophes ces dernières semaines. Victimes innocentes qui ont juste la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, on ne peut que pleurer ces tragédies qui brisent les vies et les familles. 

Si les médias couvrent les faits avec beaucoup (trop ?) d’efficacité, il est un fait qui m’interpelle profondément. Hier, le mot a été lancé par un journaliste qui parlait du « tourisme des catastrophes ». Je m’étais souvent fait cette réflexion étrange à propos de l’envie irrépressible de certaines personnes à vouloir absolument voir la catastrophe sur les lieux où elle s’est déroulée. L’histoire récente a montré à Liège et tout dernièrement à Hal, des hommes et des femmes qui désirent voir ce qui se passe, qui sont prêts à faire un déplacement conséquent ou à opérer un détour pour se rendre sur les lieux. Je me suis souvent dit que la curiosité macabre n’était que le fait de quelques uns, curieux, outrageusement irrespectueux  des victimes et obsédés par des images puisées dans les films catastrophes.


 

Hal train


 

Ne serait-ce donc que des voyeurs dérangés, ceux qui se rendent sur les lieux, ceux qui ralentissent dangereusement lors d’un accident sur la route ou ceux qui regardent ou lisent, à la chaîne, les éditions spéciales des journaux  et les films à l’hémoglobine généreuse? Il me semble que l’affaire est plus complexe que cela. N’étant, pour ma part, pas porté sur le spectacle macabre qu’offre la vie de tous les jours, j’aime pourtant me tenir informé de tout ce qui se passe. Je suis, comme vous tous, profondément ému par l’horreur que la vie déroule parfois sur et devant nous. Pourtant, je crois comprendre ce qui habite ces touristes de l’effroi. C’est la volonté, inconsciente sans doute, de démystifier les peurs, de tenter de s’approprier le visage de la mort, de se convaincre que le malheur des autres démontre qu’on est toujours vivant pour l’observer. 

Tout cela ne relève pas, d’après un ami psychologue, d’une perversion de l’être vers le voyeurisme. Freud et Piaget, dans des optiques certes différentes, ont étudié ce phénomène. Ils sont d’accord pour constater que dès sa plus tendre enfance, l’homme est confronté à ces deux notions tellement rebattues, éros et thanatos, qui, qu’on le veuille ou non, associent les notions de jouissance à celles de la mort. La mort n’étant pas envisageable (dans le sens où nous sommes incapables de lui mettre un visage), nos comportements inconscients cherchent à l’identifier, à la voir, pour chercher à nous rassurer, à nous en approprier une connaissance.  

C’est une attitude, sans doute étrange, de chercher à mettre un visage sur cet inéluctable échéance. N’en cherchons-nous pas tous une représentation ? Chercher à voir la mort, au risque de sembler irrévérencieux vis à vis des victimes et de leur famille, c’est ce qui anime ces touristes de l’effroi. Comme nous ne pouvons éprouver la mort que quand elle survient chez autrui, nous devons vivre avec cette incertitude de la nôtre. Mais si l’attirance est forte, le regard ne peut que très difficilement regarder en face ces horreurs. N’avez-vous jamais ressenti cette sensation contradictoire de vous sentir attiré par une image horrible sans arriver à y maintenir le regard. Nos archétypes moraux entrent sans doute en action en nous interdisant ces visions funestes.


 

Goya Saturno cronos
Résumé de nos peurs existentielles profondes, Saturne (ou Cronos) dévorant l’un de ses fils de Goya, est une oeuvre qui attire notre regard, mais qui est difficile à fixer et à observer tant sa monstruosité nous dépasse. Nous sommes confrontés à la mort qui nous dévore chaque jour un peu plus. Mélange entre éros et thanatos, le temps qui coule…


 

Il semblerait que la fréquentation des œuvres d’art et la profonde sensibilisation aux visions existentielles des artistes (qui, eux aussi, représentent souvent la mort, le destin, la souffrance, le temps, …) permettent une autre représentation de nos valeurs profondes évitant l’attrait irrépressible vers les lieux des catastrophes. La capacité d’abstraction que génère la fréquentation de l’art pourrait bien nous faire aborder les grandes questions avec, sinon plus de sérénité, plus d’imagerie poétique.