Concert fabuleux, ce soir à la Salle Philharmonique ! Nous pourrons écouter la Septième symphonie de Beethoven et la remarquable Sixième (Fantaisies symphoniques) de Bohuslav Martinù dirigées par le grand chef d’orchestre Gunther Herbig. Les lecteurs de la province du Hainaut pourront découvrir ce même concert dimanche à Mons (voir : http://www.opl.be/fr/main.html ). Mais les festivités relatives à cette prestation ont commencé mercredi par une séance de la série « Ecouter la musique », consacré à Martinu, à laquelle je participais après avoir donné une conférence sur cette Sixième symphonie à la Fnac. L’occasion pour moi de revenir sur cette œuvre peu connue et pourtant d’une extraordinaire émotion. En ce qui concerne la discographie de cette œuvre, je vous renvoie au site de l’OPL.
Bohuslav Martinù (1890-1959) est un compositeur tchèque qui s’inscrit dans la lignée des grands musiciens de ce pays. Il ne refusera jamais, d’ailleurs, qu’on associe son nom aux trois grands personnages, Bedrich Smetana, Antonin Dvorak et Leos Janacek, qui on donné ses lettres de noblesse à la musique tchèque. Et il suffit de se pencher un peu sur la biographie du compositeur pour observer que s’il a vécu hors de son pays, il y est resté profondément attaché, viscéralement bouleversé par les tourments que subissait son peuple pendant ces années noires de l’annexion nazie par les Accords de Munich en 1938, puis, à l’issue de la guerre, par la domination soviétique et la création de la République Socialiste à la solde de Moscou et de Staline. Les pays tchèques ont toujours subi des conflits communautaires et des dominations étrangères. C’est déjà face à ce fait que Smetana et, dans sa suite, Dvorak désirent affirmer non seulement une musique authentiquement tchèque, mais aussi restaurer la langue locale effacée par l’allemand. Janacek sera un acteur artistique incomparable pour transmettre au monde tout l’esprit véritable de la langue et du caractère de ces êtres humains en perpétuelle souffrance.
Et pourtant, la musique de Martinù est animée par une joie de vivre exceptionnelle, du moins jusqu’aux prémices de la Seconde Guerre mondiale. Il est dévoré par une passion de la composition. Il pense littéralement en musique et son immense production reflète sa personnalité dynamique, positive, en un mot, et malgré une situation matérielle assez précaire, heureuse de mordre dans l’existence de toutes les manières possibles. Il séjourne longtemps à Paris, terre désirée depuis sa plus tendre jeunesse. Là il fréquente non seulement les idées qu’il adore depuis longtemps, la pensée de Debussy, Roussel dont il devient l’élève, Ravel, Dukas et la communauté tchèque bien présente dans la ville lumière depuis la déclaration d’amitié du pouvoir français vis-à-vis de l’indépendance tchèque lors du Traité de Saint Germain-en-Laye en 1919. Il subit donc toutes ces influences avec le plus grand bonheur, les alliant au folklore de sa terre natale, au madrigal anglais de la Renaissance qui le séduit beaucoup et au concerto grosso baroque qui l’obsède.
Tout cela donne un langage original qui cultive la polytonalité, le travail sur la prolifération organique de brèves cellules musicales, la rythmique novatrice (parfois inspirée de Stravinsky) souvent violente. Tout ceci n’exclu jamais une propension au lyrisme qui, dans ses dernières années) deviendra prépondérant.
Les six symphonies datent de la période américaine et il est, du reste, surprenant qu’un compositeur aussi prolifique attende la cinquantaine pour commencer à en composer. Mais les Etats-Unis sont, pour Martinù, une sorte d’exil, le début d’une période difficile dont les œuvres reflètent l’ambiance de guerre qui anime le monde. L’homme, pourtant, doutait que les grandes idées aient besoin de grands moyens pour s’exprimer et il se met en garde contre une « fausse grandeur » que les passions pourraient lui inspirer. Il n’empêche, le corpus symphonique est indissociable de l’esprit de la guerre, de la terrible souffrance qu’elle génère, des espoirs qu’elle peut néanmoins susciter, de la victoire finale tant espérée. L’un des éléments les plus tragiques que Martinù ait ressenti profondément se trouve dans le massacre de Lidice qui sera à l’origine d’une de ses pièces orchestrales les plus émouvantes (Mémorial pour Lidice).
Massacre de Lidice
Lidice est un village (aujourd’hui en République tchèque) qui fut complètement détruit par les nazis. Environ 340 hommes, femmes et enfants y furent tués. Après l’assassinat de Reinhardt Heydrich par deux agents tchèques, les nazis rasèrent le village en éliminant l’ensemble de ses hab
itants. Le 10 juin 1942, un détachement de la septième division SS cernait le village. Tous les hommes de plus de seize ans et de nombreuses femmes furent fusillés, les autres furent déportés au camp de Ravensbrück. Quant aux enfants, ils furent divisés en deux groupes : ceux qui correspondaient au type aryen furent « rééduqués », les autres furent emmenés au camp de Chelmno où ils moururent dans les chambres à gaz. Le village fut incendié, rasé et nivelé à la dynamite, la route et la rivière furent détournés et le cimetière vidé de ses morts. Le village fut reconstruit sous le régime communiste pour devenir un symbole de l’horreur des nazis (d’après Wikipédia).
« Le temps s’est arrêté, tout disparaît, les pensées ne trouvent nulle part ni écho, ni soutien … Les dernières lueurs de n’importe quelle espérance semblent être englouties par l’abîme. L’inutilité et la vanité de toute action s’introduisent dans la conscience. Tout ce que j’ai, pendant ma vie, poursuivi, écrit, pensé fait, tout cela semble inutile. Mais une autre valeur s’affirme plus clairement, une valeur à laquelle on pensait peu auparavant, qui était considérée comme naturelle, comme donnée, mais dont on commence à comprendre le prix maintenant qu’on la perd : la conscience de la liberté » (Martinu, cité par Guy Erismann dans La musique dans les pays tchèques, Paris, Fayard, 2001).
Alors, si la musique symphonique de Martinù n’est animée par aucun programme, il existe pourtant, selon ses dires, un argument privé, intime qui n’est pas révélé, mais qui témoigne de cette intense douleur. Ecoutons encore le compositeur qui affirme cet état d’esprit : « Maintenant, quand je regarde la partition, cet assemblage de notes minuscules, j’ai l’impression que les événements tragiques, que cette atmosphère est gravée dans ces pages et même, j’ai l’impression que j’ai ressenti les événements à venir, le danger qui menace mon pays et que j’ai voulu me dégager de cette oppression, me défendre par mon travail et lutter contre cette menace qui devait tourmenter chaque artiste et chaque homme dans ses convictions les plus profondes. Mais les événements suivaient leur cours et j’ai continué cette œuvre dans l’angoisse et dans l’attente des nouvelles qui devenaient chaque minute plus tragiques et désespérées » (Martinù à propos de son Double concerto, cité Guy Erismann)
La Sixième symphonie ne date pas de la même époque que les cinq autres. Nous sommes entre 1951 et 1953, c’est-à-dire dans l’époque de la domination soviétique. L’œuvre est achevée quelques jours avant la mort de Staline et composée pour Charles Münch et l’Orchestre de Boston. Si le propos semble dégagé des affres de la guerre, Martinù affirme d’ailleurs qu’il désirait composer quelque chose pour le grand chef, fasciné qu’il était par son approche spontanée de la musique par laquelle elle acquiert sa forme de manière libre, et coule sans entrave en suivant son mouvement propre. Il avait voulu composer comme Münch dirigeait. C’est d’ailleurs bien ce qui justifie ce titre étrange de Fantaisies symphoniques appliqué à l’œuvre. Il semble que les premières idées du compositeur se soient orientées vers le titre de « Nouvelle symphonie fantastique » en hommage à Berlioz, mais bientôt, le contenu du programme privé en décida autrement.
Et de fait, l’œuvre, en trois mouvements, commence par une introduction lente comme un magma sonore premier, informe. Un temps lisse qui coule irrémédiablement, drainant toute sa tragédie originelle dans les fluidités sonores des bois et des cordes. Les trompettes mettent en garde immédiatement par un motif rythmique presque militaire, guerrier. Ce temps lisse et ce temps strié (trompettes) se superposent avant qu’un embryon mélodique n’apparaisse aux cordes. Tout est désormais en mouvement et jamais ce temps ne se répétera à l’identique. Les motifs se morcèlent, vivent de leur propre autonomie, en métamorphose organique continue.
Un solo de violoncelle énonce le thème de base de toute la symphonie. Il s’élève comme une plainte douloureuse. La flûte le reprend sur les bribes plaintives des cordes. Le désespoir est à son comble quand on bascule dans le corp
s du mouvement, l’allegro. Plus violent dans sa forme rythmique et dans sa dynamique parfois criarde, ce grand épisode est basé sur deux thèmes. Le premier est très accidenté, hors des normes de la tonalité. Acéré, il évoque clairement la guerre. Il est suivi par un deuxième thème proche des mélodies de Janacek, assemblage de tournures clairement populaires. Il exprime la souffrance de l’homme dans l’adversité.
Le mouvement évolue vers plus d’oppression. Son climax, très rythmique rappelle Chostakovitch (je ne sais pas si Martinù avait entendu la Septième « Leningrad » aux USA) et aboutit à son climax expressif et dynamique. La masse sonore explose littéralement avant de s’effondrer sur elle-même. C’est comme si une étoile, qui avait grandi trop vite venait de s’effondrer sur elle-même. D’ailleurs de nombreuses paraphrases « cosmiques » sont possible avec ce type d’écriture, finalement assez proche, dans la forme de la Septième symphonie de Jean Sibelius. Les deux thèmes initiaux sont réexposés avant un retour de la partie lente et de ses cellules lisses et striées. La flûte seule, comme abandonnée chante une dernière fois le motif de base et en hésitant entre la tonalité majeure et mineure, le mouvement s’achève finalement sur l’accord presque pastoral de fa majeur.
Le deuxième mouvement est un scherzo fantastique, dans tous les sens du terme. Il débute par une variante du magma primordial déjà entendu. Ce sont encore les trompettes qui interviennent. Plus chaotiques dans leur rythmique, les deux trompettes superposent des motifs violents. Une accalmie intervient cependant et la variante du thème tchèque du premier mouvement fait son apparition aux altos. Impossible de tout décrire ici, tant chaque seconde de musique amène de nouveaux événements. Retenons cependant la prémonition d’un choral aux trombones, les métamorphoses incessantes des thèmes, la violence asymétrique des rythmes dans la partie centrale et surtout, dans le climax du mouvement, le hurlement aux cuivres du thème de base de la symphonie sur les batteries militaires des percussions (dont le rôle exceptionnel mériterait un billet entier !).
Le troisième mouvement renoue avec le tempo lent. C’est d’abord un chant de lamentation, sorte de thrène à la mémoire des victimes des catastrophes. Quelle émotion dans ces notes qui leurs larmes dans une texture poignante de cordes et de bois. Le tempo s’anime à nouveau, les textures sont fuyantes et les rythmes reprennent de leur violence. C’est comme si, malgré les lamentations, la machine de guerre se remettait en marche. Cette dernière fureur s’éteint et un choral apaisé achève cette symphonie bouleversante.
L’écriture de Martinù, par son côté organique en perpétuelle métamorphose permet une forte cohérence de la forme. Non pas la forme sonate traditionnelle (dont on peut cependant trouver des traces évidentes), mais dans une forme évolutive comme Sibelius l’avait expérimentée dans son ultime symphonie. Pas de marche arrière, donc et, en conséquence, une impression très forte d’inéluctable. Depuis le magma originel jusqu’au choral final, on passe par tous les états humains qui sont ceux de la vie. Les Fantaisies symphoniques de Martinù n’ont pas de programme officiel. D’ailleurs il desservirait l’œuvre en la situant absolument dans une époque et un contexte précis. Si elle est née des sentiments évoqués ci-dessus, elle atteint l’universalité par son cheminement humain, par la place que l’homme, vivant, souffrant et espérant, cherche au sein d’une nature pas toujours conviviale. Martinù le prolifique trouvait également matière à réflexion dans la philosophie et dans les sciences naturelles. Je n’ai aucun doute quant à l’influence de l’une et l’autre de ces disciplines sur sa musique. C’est là q
ue se trouve sa modernité, pour reprendre l’idée développée dans le billet d’hier. Elle sera toujours moderne à la condition que ses interprètes y prêtent tout l’attention requise et pénètrent au plus profond de sa pensée. Gageons que le grand Gunther Herbig saura donner au public liégeois toute la mesure de ce chef d’œuvre.