L’année 2010 me conduit dans différentes villes pour y parler d’un des compositeurs favoris du public. dont on fête le bicentenaire de la naissance. J’étais à Evry (France) hier pour évoquer la voix du piano qui transite à travers Frédéric Chopin. Je vous livre, une fois encore, ce texte que j’avais écrit en début d’année et qui me semble refléter la vision que je tente de transmettre au cours des conférences sur ce génie du romantisme musical.
Ce que j’aime dans la musique de Frédéric Chopin (1810-1849), c’est l’apparente simplicité de son discours. Il semble venir du cœur d’un homme très sensible et pourtant moins mièvre que ce que certains commentateurs véhiculent encore aujourd’hui. C’est vrai que cette musique est dangereuse. On se laisserait volontiers transporter par le lyrisme de ses phrases tout juste sorties du bel canto italien et par ses emportements « patriotiques » démesurés.
Chopin par Delacroix
Qu’on écoute le fameux Nocturne en Ut dièse mineur (op. posthume) et on aura d’emblée la quintessence de son lyrisme. Quelques accords introductifs, comme hors du temps ouvrent la partition. Ils sont immédiatement suivis du prototype même de la phrase telle que Chopin l’a exploitée de nombreuses fois. La main gauche du pianiste déploie quelques arpèges simples qui définissent la tonalité et y ajoutent quelques ambiguïtés. Exactement à la manière des grands airs de Bellini (je pense à Casta Diva, par exemple). Sur ce tapis discret, mais néanmoins essentiel au déroulement temporel de la pièce, vient se superposer une mélodie tout aussi simple, d’une grande tendresse. Classique dans son déroulement (antécédent et conséquent que quatre mesures chacun), elle offre une confortable qualité de l’écoute. Il s’en dégage un sentiment profond de mélancolie. Quelques ornements viennent, comme des colorature de bel canto, discrètement garnir un discours peut-être austère sans leur animation. Le tout est si proche du chant, du chant de l’âme, certes instrumentalisé, mais ne trahissant pas son origine.
La phrase est alors redite, mais cette fois, avec plus d’ornements, plus de condensations de la phrase. C’est comme une variation. Mais ici, pas de virtuosité gratuite. L’ornementation fait figure de coloration, ajoute une autre dimension à la phrase initiale. Les ornements chez Chopin, voyez-vous, sont aussi et surtout une manière de varier les émotions, de créer des tensions et de les résoudre, d’affirmer, dans un but rhétorique, des états d’âmes très divers. La souplesse de ses mélodies le leur permet. Arrive alors une deuxième mélodie. L’accompagnement n’a pas changé, mais il supporte maintenant des rythmes un peu plus balancés. Lui aussi est suivi de sa réplique et d’une petite conclusion qui referme cette première partie.
Au centre de la pièce, le rythme change. C’est comme une ritournelle à trois temps composé de deux noires entourant un triolet, le tout dans le registre grave. Il y a comme du fatalisme dans l’immobilité paradoxale de cette partie. Pas de nouveau thème, seulement l’impression d’un cercle immuable qui dit et redit la monotonie tout en amenant un décrescendo et un morendo (en laissant mourir le son) qui dissipe la ritournelle.
C’est alors la reprise de notre première belle mélodie. Les ornements se font envahissants et sont responsables d’une extension de la phrase. Sorte de variation, à nouveau, elle aboutit à la conclusion de la pièce. Les ornements sont devenus de grands trais qui balayent le clavier. Dix-huit notes d’abord, trente cinq ensuite. Ces traits constituent sans doute les plus audacieuses harmonies de la pièce et donnent cette impression très curieuse d’un monde nouveau. La péroraison est brève et revient à l’essentiel, la pulsation de la main gauche qui est, pendant tout ce temps restée immuable. Un pianissimo ralenti achève de dissoudre cette musique qui nous laisse face à nous-mêmes, dans un sentiment de mélancolie intemporel. Sublime !
L’histoire de l’interprétation de sa musique est longue et pleine de contradictions trop complexes pour être abordées ici. Il est cependant un élément important que nombre de pianistes ne semblent pas avoir compris. La fameuse notion de rubato est, à elle seule, capable de vivifier ou de détruire une interprétation du compositeur polonais.
Du verbe « rubare » qui signifie voler en italien, la notion musicale consiste en un laisser aller du temps et de la mesure. On vole du temps, on élargit, à certains endroits, le phrasé pour lui donner plus d’émotion. La boutade dit que ce qu’on a volé, il faut le rendre. De fait, musicalement, si on élargit, il faut aussi contracter afin que le temps de l’œuvre reste équilibré. Les musiciens en connaissent tous les pièges car il est plus facile de voler le temps que de le rendre. Résultat : des interprétations qui s’étirent interminablement et qui finissent par rendre l’écoute laborieuse, voire vulgaire. Comme dans toutes les manifestations de la vie, seul un équilibre entre les deux permet une émotion directe et juste. Les extrêmes sont à bannir.
Rien que sur ce point, beaucoup de versions traditionnellement reconnues comme supérieures me dérangent. Entendons-nous bien ! Il ne s’agit aucunement de donner un Chopin froid, distant et non expressif (le travail préalable avec le métronome doit servir seulement à la mise en place des difficultés techniques afin que le rubato ne soit jamais généré par un geste pianistique non assimilé par l’interprète), mais il faut, me semble t-il, garder le poids exact de chaque chose. Il doit concorder avec le phrasé, aérer la musique simplement comme une respiration. Il paraît d’ailleurs que Chopin lui-même usait du rubato avec parcimonie.
On peut aisément comprendre ces principes à l’écoute d’une valse ou d’une mazurka. Même si ces danses n’étaient pas destinées à la pratique chorégraphique, elles doivent garder leur esprit. Si l’on compare une valse de Chopin avec une de Strauss, on constate très vite que nous avons deux mondes très différents. Le second développe des valses de bal, la grande valse viennoise que le polonais affirmait ne pas arriver à maîtriser. Même dans ces grandes valses brillantes, telles qu’il les nomme au début, on assiste à des danses non plus pour le corps, mais pour l’âme. Il va donc y intégrer les rythmes de son pays, les rêve mélancolique et, pour reprendre les mots d’Alfred Cortot, « la secrète blessure de l’âme ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, cela n’enlève rien à l’esprit tournoyant des pièces. Au contraire, cela les rend plus troublantes encore.
La plus célèbre, la Valse de l’Adieu op. 69 n°1 en la bémol majeur, est généralement attribuée à l’un des moments les plus douloureux de la vie du compositeur. Elle est liée au souvenir de Marie Wodzinska qui fut, peut-être, le seul véritable amour de Chopin. On retrouva, après sa mort, une enveloppe sur laquelle il avait écrit : « Mon chagrin ». Elle comportait des lettres d’amour et l’évocation de la cruelle séparation. Cette valse date donc de 1836.
Notée « Lento », elle débute par la traditionnelle levée sur l’embryon d’une mélodie chromatique douloureuse. La pulsation typique de la valse est assurée, comme souvent, par la main gauche. Si la pièce ne possède pas de véritable difficulté technique, elle reste délicate, justement par la tendance qu’ont certains pianistes à user et abuser du fameux rubato. Mais la froideur n’est pas de mise non plus. La tristesse résignée, l’immuable rythme à trois temps, le ton de la confidence impliquent la simplicité. La sentimentalité serait ici ennemie du sentiment.
Une fois écartées les interprétations excessives et défaillantes, il reste à écouter les timbres et le toucher si variés du piano, les mélodies générées par le chant, la précision rythmique souvent négligée et l’harmonie, plus audacieuse qu’on ne le croit parfois, que Debussy admirera tant. Alors peut s’éveiller en nous le sentiment de participer à un voyage extraordinaire au coeur même de l’émotion de cet homme romantique si touchant lorsqu’il nous parle de lui, si vrai lorsqu’il évoque son pays, la Pologne.
Donc Chopin, c’est aussi, il ne faut jamais l’oublier, le patriotisme polonais. Il est l’archétype de l’artiste attaché à ses racines. En cette époque qui voit naître les nationalismes, le musicien est parfois le porte-parole malgré lui des aspirations d’un peuple entier. Les Polonaises, la fameuse Etude révolutionnaire (op. 10 n°12), les mazurkas et des tas d’autres pièces sont le reflet de cette partie de l’émotion de Chopin. Laissons le parler : « Je suis inactif ; mon existence, à quoi sert-elle ? Je ne suis bon à rien parmi les hommes car je n’ai ni mollets ni gueule… Il ne me manque pas beaucoup pour fraterniser mathématiquement avec la mort… Ô Dieu, existes-tu ? Oui, tu existes et tu ne nous venges pas ! N’y a-t-il pas encore assez de crimes moscovites ou es-tu moscovite toi-même ?… Ah pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de tuer au moins l’un de ces moscovites ?… Je suis inactif ici, moi, les mains vides, je soupire seulement de temps en temps, j’épanche mon désespoir sur le piano. A quoi cela sert-il ? Dieu, mon Dieu, ébranle la terre, qu’elle dévore les hommes de ce siècle ! » (Stuttgart, juillet 1831)
Cette étude est un cri sublime de révolte. C’est l’âme qui palpite, c’est l’esprit national qui, en se dépassant, parvient à l’universel. Pour atteindre une telle expression, le pianiste ne doit plus connaître les difficultés techniques qui, pourtant, sont abondantes. La compréhension de cette musique passe par la modestie et le respect. Ici non plus, ce n’est pas la démonstration virtuose qui compte. Ce n’est pas la mise en évidence du pianiste. Aucune improvisation n’est possible, aucun effet de pédale non maîtrisé ne peut être accepté, l’égalité des doigts doit être à tout épreuve et, selon Cortot, après un travail patient et scrupuleux, la beauté sonore seule servira la pensée musicale.
A travers ses quatre Ballades, Chopin nous fait entrevoir de manière plus poétique encore et diffuse que dans les superbes Polonaises ou l’étude que vous venez d’écouter l’histoire légendaire de son pays. Je vous avoue que j’ai toujours eu un faible pour la première. En sol mineur, l’opus 23 est sombre. Il aurait été suggéré à Chopin par la légende de Conrad Wallenrod qu’Alfred Cortot résume en préface à son édition de travail.
« La Ballade en prose qui est la source inspiratrice de cette composition constitue le dernier épisode de la quatrième partie de Conrad Wallenrod, légende historique d’après les chroniques de Lituanie et de Prusse (1828), épisode durant lequel, Wallenrod, à l’issue d’un banquet et surexcité par l’ivresse, vante les exploits des Maures se vengeant des Espagnols, leurs oppresseurs, en leur communiquant, au cours d’effusions hypocrites, la peste, la lèpre et les plus effroyables maladies qu’ils avaient au préalable volontairement contractées, et laisse entendre, dans la stupeur et l’épouvante des convives, que lui aussi, le Polonais, saurait au besoin insuffler la mort à ses adversaires, dans un fatal embrasement ».
Il est vrai que le Congrès de Vienne, en 1815, rattache la Pologne à l’Empire russe après de nombreux déchirements et partages entre russes et prussiens. A une époque où les peuples rêvent de retrouver une unité nationale, Chopin n’échappe pas à ce sentiment d’injustice. Un tel sujet le concernait donc au plus haut point.
La Ballade est une forme littéraire poétique constituée au XIVème siècle et de forme fixe. C’est vers la fin du XVIIIème siècle que la ballade s’émancipe des principes rigoureux qui en empêchaient l’évolution. Elle devient alors une vaste forme strophique basée sur une légende épique. En musique, elle est d’abord issue de la danse avant de devenir une pièce vocale ou instrumentale inspirée par un poème (presque l’équivalent du poème symphonique). Il s’agit d’en refléter l’atmosphère tout en en donnant sa vision et son interprétation. Il ne s’agit pas seulement d’une musique à programme puisqu’il est question plus d’évocation que de description.
La première Ballade répond parfaitement à cette vision. Introduite par quelques mesures qui évoquent la prise de parole par le barde narrateur, elle s’inscrit d’emblée dans une ambiance mystérieuse. A la frontière du silence, un refrain mélodique accompagné discrètement semble s’élever de manière poétique en évoquant la tristesse de l’oppression. Petit à petit, il grandit presque comme un hymne dédié à la souffrance. La première strophe est introduite par une magnifique digression qui s’emporte et atteint une ampleur quasi révolutionnaire. La virtuosité est ici au service de l’émotion. S’élève alors le magnifique second refrain. A la fois tendre et aristocratique, il dispense un moment de rêverie intérieure très fort. Il divague à son tour et ramène le premier motif plein de fatalité et de douleur. Buttant d’abord sur les notes du piano, il déclenche alors une page patriotique très forte, faite de grands accords dans une rythmique combative.
Le combat semble gagné et la deuxième strophe est nourrie d’une jubilation virtuose formidable proche de la danse et du scherzo. Tout cela renforce le courage pour la lutte et les thèmes s’empoignent avec tantôt des accents pathétiques, tantôt un espoir inaltérable. Pourtant, une fois encore, le refrain implacable dans son rappel monotone du motif du destin revient introduisant une coda d’abord très vive et presque victorieuse. En proie à une virtuosité diabolique, elle s’arrête net et déploie ses sonorités funèbres et gammes descendantes terrifiantes, évoquant la mort du héros sacrifié pour la libération de son peuple. La catastrophe finale est sans appel mais héroïque.
Moulage post mortem de la main gauche de Chopin
Chopin, c’est tout cela et encore bien d’autres choses. Il faudrait, par exemple, aussi évoquer ses audaces harmoniques et ses accords si particuliers qui influenceront Debussy et les français tout en annonçant l’explosion des repères de la musique tonale. J’y reviendrai sans doute prochainement. Si nous aimons Chopin, c’est par le fait qu’il fut un homme, que ses faiblesses, ses emportements et ses passions sont les mêmes que les nôtres. Il les exprime de manière sublime à travers sa musique. Vive Chopin !