Razumowsky

 

Je commentais l’un des plus fameux quatuors à cordes de Beethoven à Neupré hier soir. L’occasion de me prêter à cet exercice du concert commenté qui oblige les musiciens à travailler sans filet en jouant séparément des bribes de l’œuvre, en les décomposant, en les répétant, … bref en faisant tout le contraire d’une prestation habituelle qui, elle, ne permet aucun arrêt. Comme toujours, le Quatuor Gong a été à la hauteur pour le plus grand plaisir du public venu nombreux malgré un dimanche d’été indien bien ensoleillé.

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Le Quatuor Gong

 

Le propos, je vous l’avais laissé entendre récemment (http://jmomusique.skynetblogs.be/archive/2010/09/28/beethoven-a-neupre.html ), était de taille. Au programme, ce fameux quatuor à cordes n°9 de Beethoven, le troisième de l’opus 59, le dernier des « Trois Razumowsky ». Si l’ensemble bien homogène de ces quatuors représentent les retombées musicales, existentielles et philosophiques de la crise d’Heiligenstadt à l’instar des derniers concertos pour piano, des symphonies Cinq et Six et des sonates de grande ampleur (Appassionata, par exemple), ils figurent également parmi les œuvres les plus complexes et les plus difficiles à jouer tant la technique d’écriture mise en œuvre est complexe.

 

Il est fort probable que ce troisième quatuor ait été conçu séparément des deux autres en 1807. Publié avec ses frères pourtant en 1808, puis joué en 1809 à Vienne par le Quatuor Schuppanzigh, il reste l’un des sommets de toute la production beethovenienne. Son écriture, très différente de celle des autres œuvres, laisse déjà entrevoir les particularités stylistiques des dernières œuvres magistrales. Nous disposons de plusieurs remarques des contemporains du compositeur sur la manière dont l’œuvre fut accueillie. La fameuse gazette musicale allemande, l’Allgemeine Musikalische Zeitung, très en vogue au début du XIXème siècle, qualifiait ce quatuor ainsi : « Il doit plaire à tout esprit cultivé par sa mélodie originale et sa puissance harmonieuse ». D’une part, il est étrange que ce soit le seul des quatuors du compositeur que le journal ait apprécié car il ne s’agit certes pas du plus facile et on s’étonne des vives critiques qui accompagnèrent la création du premier quatuor de la série pourtant plus accessible.

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C’est également en marge du final de ce quatuor que Beethoven note de sa main cette phrase désormais célèbre qui nous en dit long sur son état d’esprit et sur sa santé auditive : « De même que tu te jettes ici dans le tourbillon mondain, de même tu peux écrire des œuvres en dépit de toutes les entraves qu’impose la société. Ne gardes plus le secret de ta surdité, même dans ton art ».

 

Par l’aspect tourmenté de son premier mouvement et par la fulgurante fugue qui constitue le dernier mouvement, ce quatuor a souvent été qualifié d’héroïque par les commentateurs. Cet héroïsme, je préfère le teinté de la notion prométhéenne que Beethoven voyait dans la lutte qu’il menait contre la maladie. Il la prenait, de fait, comme un punition divine, un supplice infligé par le destin à cause de son geste musical, à cause de son génie qui permettait de livrer le feu, métaphore de la connaissance, du savoir et du progrès, à l’homme tel le tragique héros de l’antiquité grecque.

 

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Les quatre mouvements constituent une grande sonate très hardie qui permet au compositeur de repousser la forme classique dans ce qu’elle pouvait avoir de figé. C’est le propre de l’art romantique que de plier la forme au propos individuel et donc de l’aménager, de la transformer et, parfois même, de la renier. On sent, en effet, chez Beethoven un désir croissant de modeler la forme aux désirs de son émotion et d’y intégrer de nouveaux éléments. Un propos vaste demande une forme élargie.

 

De fait. Le premier mouvement, Andante con moto – Allegro vivace, débute par la première introduction lente au sein d’un quatuor de Beethoven. Ce sera pourtant le cas de tous les chefs-d’œuvre ultimes. Introduction tragique qui ne témoigne en aucun cas de la joie que devrait énoncer un quatuor en do majeur. Les quelques mesures introductives ne se fixent d’ailleurs dans aucune tonalité. Seules des dissonances rudes, des frottements harmoniques violents et des contrastes de dynamique exceptionnels et des moments d’un silence ahurissant hantent l’auditeur d’emblée, le plongeant dans la tragédie la plus terrible. Sonorités fantomatiques, bribes de sons, relents d’harmonie désossée, … quelle audace ! Quel bouleversement des valeurs ! Et soudain, deux notes suffisent à changer la donne, à nous faire basculer dans une lumineuse arabesque du violon et dans l’entame de l’exposition des thèmes. C’est là un Beethoven bien vivant, bien combatif qui reprend la route, qui semble émerger avec panache des sonorités de la mort. Là, les instruments sont traités avec égalité. Tous ont leur autonomie, sont susceptibles de devenir des solistes. Tous contribuent à lutter avec espoir face au destin, face à ce motif fatidique tellement entendu dans les œuvres médianes du compositeur. Mouvement de lutte tout imprégné encore de l’esthétique « Sturm und Drang », mouvement d’espoir, mouvement qui, au cœur de son développement ne trouve tout de même pas l’ouverture complète vers la joie. Le propos ne fait que commencer.

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L’envoûtant deuxième mouvement, Andante con moto, quasi allegretto, est constitué d’une basse obstinée, le violoncelle qui en distillant, tel une horloge obnubilante, ses pizzicati sinistres soutien une bien étrange mélodie du violon. Tonalité tragique de la mineur, gamme mélodique avec son intervalle sensuel de seconde augmentée, sorte de mélopée sortie de je ne sais quel rêve… ! Bientôt, les autres instruments rejoignent cet étrange cortège en renforçant l’écriture contrapuntique. Imitations des voix, jeux d’échanges, de reprises, et de fuite également. Et toujours ce pizzicato quasi immuable. C’est un rêve… ou un cauchemar. La forme Lied (A-B-A’) trouve enfin en son centre un thème d’espoir, une brève consolation. Sa mélodie, en notes piquées, se répand de manière presque égale dans les instruments du quatuor. Très vite pourtant, l’esprit premier réapparaît pour nous replonger dans l’inexorable. On entend encore le thème de B, mais il est diffus, comme dans un lointain inaccessible, comme une terre interdite. Le violoncelle termine cette paraphrase du temps par son pizzicato, en ne laissant que quelques bribes de sons désespérés aux autres instruments.

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Paraphrase du temps. C’est bien de cela qu’il s’agit. « Tempus fugit » disaient les anciens. Ainsi tout ce deuxième mouvement s’apparente, dans son balancement binaire (6/8) à une ronde de la mort, à une danse macabre stylisée. Elle nous invite à danser avec le squelette funeste. En ce sens, le cauchemar existentiel s’impose.



 

Mais ce serait sans compter avec un Beethoven énergique et optimiste que de croire au triomphe de la mort. Le compositeur, avec une force exceptionnelle, nous fait émerger de cette mort. Par un superbe et très étonnant Menuetto Grazioso, il renoue avec les sonorités de la vie. Loin d’être sclérosé par la tradition, ce menuet, forme qui est désormais désuète en 1807,  est très original et ne pourrait aucunement être dansé. Pièce à la rhétorique limpide, aux gestes ascendants, il symbolise donc le retour à la vie. Son règne, c’est la ligne courbe, l’arabesque qui transite par tous les instruments. Il parvient à nous rendre le goût de cette vie.

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Le trio central est d’allure différente. Il ramène entre deux tours de vielle à manivelle, le motif du destin. Non pas tragique ! Assumé. Il est bien là, mais nous l’assumons. Il n’est plus l’objet d’une lutte sans merci. Alors, le premier menuet peut revenir et distiller encore sa douceur de vivre et se prolonger encore jusqu’à la coda qui sans conclure le mouvement s’engouffre dans le final.

 

Attaca subito indique Beethoven à la dernière mesure du menuetto. Attaquer quoi ? Mais le final, pardi, l’explosion de joie, la liberté extraordinaire résultant d’une mise en ordre des choses individuelles, des questions existentielles. La joie de pouvoir assumer enfin son destin. Comment exprimer tout cela ? Par un rondo traditionnel et virtuose ? Non, par une gigantesque fugue. Beethoven admirait beaucoup l’art du contrepoint et de l’imitation des baroques Bach et Haendel. Son travail sur la fugue ne consistait pas à imiter les maîtres du passé mais à redonner une raison de composer des fugues. Elles pourraient, par exemple s’intégrer dans la forme sonate et servir de procédé rhétorique. Beethoven avait déjà expérimenté cette application dans la Symphonie « Héroïque » en l’intégrant aux développements de la sonate. La fugue, comme pièce isolée avait vécu. La fugue romantique avait un nouvel avenir. Pensez… Mendelssohn, Schumann, Liszt, Bruckner, Mahler, et tant d’autres utiliseront ce procédé pour renforcer l’émotion d’une partie de leur œuvre.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. La fugue qui termine le quatuor est exceptionnelle. Dans un do majeur éclatant, elle répand son long sujet parmi les quatre instruments, elle l’amplifie, le découpe en plusieurs parties qui deviennent des prétextes de dialogues des instruments les uns avec les autres. Tous les procédés sont exploités. Virtuosité également, transcendantale ! Mais Beethoven ne se contente pas d’écrire une fugue. Il cherche à l’adapter aux exigences de la sonate dont le final est, normalement, un rondo dont le refrain ravi l’oreille de l’auditeur et dont la virtuosité régale l’œil. Ainsi, cette fugue se plis à la sonate. Deux sujets qui finissent pas se superposer en un feu d’artifice exceptionnel. Triomphe du do majeur, victoire de la lumière sur les ténèbres. On est loin, désormais des accents tragiques initiaux.

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Beethoven, une fois de plus, nous donne la leçon. Leçon musicale dans une parfaite maîtrise de la forme, leçon morale dans la victoire de la vie sur la mort et sur le destin. Cette leçon, même utopique, est celle que Beethoven voudra transmettre pendant les vingt ans qu’il lui reste à vivre dans le silence de plus en plus profond de sa surdité. Et pourtant, jamais le silence n’aura donné naissance à une telle musique. C’est sans doute ce qu’avaient ressenti les critiques du journal allemand : une universalité du propos malgré la complexité de l’œuvre, une vérité de l’homme que seule la profonde honnêteté du compositeur pouvait susciter.