Il faut tout de même admettre que Liège est un centre musical important. Il l’est et il l’a été depuis toujours. Qu’on se souvienne de la riche histoire de la Principauté de Liège, des compositeurs tels que Grétry, Franck, Ysaye, Jongen et bien d’autres encore, qu’on examine les riches programmes de l’Opéra et de l’Orchestre philharmonique, à chaque fois on reste émerveillé devant une telle vie artistique en regard de l’importance moyenne de la ville (à peu près 200 000 habitants aujourd’hui).
Liège vers 1900, la rue Louvrex et sa toute nouvelle ligne de tram inaugurée en 1896.
C’est dans ce contexte dynamique que, vers la fin du XIXème siècle, d’illustres musiciens sont passés par Liège pour y donner leurs nouvelles œuvres. Ainsi, Gustav Mahler, invité par Sylvain Dupuis (1856-1931), viendra diriger sa gigantesque deuxième symphonie à Liège en 1899 pour le plus grand plaisir d’un public et d’une presse enthousiastes. Les liégeois ont bien souvent apprécié des œuvres qui ne trouvaient pas encore d’écho favorable dans les grandes métropoles. Dans le même esprit, Richard Strauss est lui aussi passé par Liège en 1896 où le même Dupuis l’avait invité à diriger la symphonie « Héroïque » de Beethoven ainsi que son poème symphonique Don Juan et, le gigantesque Zarathoustra qu’on jouait alors pour la première fois en dehors de l’Allemagne.
Sylvain Dupuis (archives Stéphane Dado)
Richard Strauss et Gustav Mahler ! Deux hommes de cette génération des derniers romantiques qu’on aurait aimé rencontrer ou, du moins, voir et entendre diriger. J’ose à peine rêver d’un « Dessous des Quartes » dirigé par ces monstres sacrés. Deux hommes, surtout, qui changèrent l’histoire de la musique, tous deux chefs d’orchestre, inaugurant l’art moderne de la direction. Exigence, efficacité, autorité, précision, tels étaient leurs mots d’ordre. Pourtant, Mahler et Strauss, qui s’appréciaient beaucoup, avaient des personnalités bien différentes. Le premier était nerveux, toujours insatisfait, colérique et agité, l’autre était calme, exigeant, agréable et posé. Si Mahler s’est surtout occupé de diriger les opéras des autres en composant pendant ses périodes de vacances symphonies et lieder, Strauss a touché à tous les domaines, de la mélodie à l’opéra en passant par le concerto, la symphonie et le poème symphonique.
Le poème symphonique, remontant, dans sa forme embryonnaire à la Symphonie Fantastique de Berlioz fut développé par Franz Liszt qui en fit une véritable institution. Le procédé, œuvre orchestrale inspirée d’un argument littéraire ou poétique préalable, fut souvent considéré par les supporters d’une musique pure, comme une altération de la grande symphonie. Edouard Hanslick, l’important critique viennois, refusait d’admettre la valeur d’œuvres à prétentions littéraires. Il opposait ainsi la musique pure, soi-disant représentée par Brahms, à la musique à programme défendue par Liszt, Wagner et tous ceux qui les admiraient. Lorsque le jeune Strauss découvre grâce à Alexander Ritter (1833-1896), un élève et ami de Liszt et neveu par alliance de Wagner qui révèlera au jeune Strauss la philosophie de Schopenhauer et l’art de Wagner, le poème symphonique, il voit là un moyen bien original d’affirmer son propre langage musical. Ainsi Macbeth, Don Juan, Mort et Transfiguration, Ainsi parlait Zarathoustra, Till Eulenspiegel, Don Quichotte et Une vie de Héros allaient projeter le jeune homme au sommet de la musique symphonique de la fin du siècle.
Mais comme tout compositeur qui se respecte, Strauss considérait que la musique n’avait pas pour but de narrer un poème qui existait bien sans elle. Il fallait en exprimer l’essence, suggérer plus que peindre, méditer plus que raconter. Don Juan, que je présentais hier soir à la Salle philharmonique de Liège avec l’OPL placé sous la direction du chef finlandais Petri Sakari, l’une des premières œuvres du genre, en est l’illustration parfaite. Voici, en deux billets, quelques réflexions sur ce Don Juan si particulier que nous propose Richard Strauss.
Nikolaus Lenau
Inspiré par la pièce de théâtre inachevée de l’auteur romantique allemand Nikolaus Lenau (1802-1850), Don Juan (1844), le poème de Strauss dure un peu moins de vingt minutes. Le propos tant de l’écrivain que celui du compositeur est bien différent de celui de Mozart et Da Ponte. Et si le cadre de ce blog ne permet pas d’expliquer en long et en large l’histoire du mythe de Don Juan, il faut savoir que, à l’image de la pensée humaine, la représentation du séducteur éternel s’est modifiée avec les siècles. Le Don Juan de Tirso de Molina, au XVIIème siècle, celui de Molière, au début du siècle des Lumières, celui de Mozart, à la fin du XVIIIème siècle et celui de Lenau, en plein romantisme, pour n’en citer que quelques uns, sont très différents. La pièce de Lenau fait du (anti)héros un séducteur, certes, mais un homme en quête d’absolu, à la recherche de l’Éternel féminin, un être humain que l’insoluble question taraude au point de se suicider, comme semblent parfois le suggérer les philosophes du romantisme.
A suivre…
Une amie et moi-même avons fort apprécié votre commentaire, hier soir, au Philarmonique !
J’y ai beaucoup appris et mon amie aussi ! Elle compte venir à votre cours !
Votre commentaire était à la fois brillant, érudit et… à la portée de tous !
Car vu la gratuité du concert, il a attiré un public plus modeste et j’étais émue que ces personnes aient pu bénéficier de vos explications…
A bientôt,
Doris Silagui